D’où surgit parfois un bras d’horizon (et III), Denise Desautels, Pòésie/Gallimard, Paris, 2022

D’où surgit parfois un bras d’horizon, Denise Desautels, Poésie Gallimard, Paris, 2022

D’où surgit parfois un bras d’horizon (et III), Denise Desautels

Le cri

Je finirai — je me forcerai à finir : il y aurait tant, tant de choses à dire, encore… — ces trois analyses consécutives de D’où surgit parfois un bras d’horizon, Éditions Gallimard, 2022 (D’on sorgeix de vegades un braç d’horitzó, en catalan, traduit par d’Antoni Clapés, LaBreu Edicions, 2022) de Denise Desautels, en faisant attention non tant a ce qui se réfère au comment, a la forme, comme je l’ai fait jusqu’ici, sinon a ce qui se réfère au quoi, a ce qu’elle nous dit, a ce que la poétesse québécoise a eu besoin de dire. Au cri intérieur qui l’a amenée à écrire ce livre de poèmes si riche et si enrichissant.

D’où surgit parfois un bras d’horizon, Denise Desautels, Poésie Gallimard, Paris, 2022Un quoi qui, bien sûr, comme j’ai essayé de l’établir dans mes deux analyses précédentes, est intimement, inextricablement lié au comment. Parce que, dans toute véritable poésie, comme dans toute véritable création artistique, ce comment surgit, doit surgir, ne peut que surgir, du quoi : la forme n’est que le moyen qui on trouve pour exprimer le quoi. Plus précisément, pour essayer de dire ; la création artistique est toujours un essayer de.

Livre de poèmes autoconclusif
La première chose que je crois qui mérite d’être notée, c’est que le livre de poèmes est autoconclusif. Auto-conclusif en soi, cohérent, harmonieux, du commençant à la fin. Mais non pas autoconclusif dans l’œuvre (et dans la vie) de Desautels, puisque ce livre de poèmes devient une étape de plus dans son parcours. Un parcours, aussi, cohérent, harmonieux, immédiatement reconnaissable.

Quand je dis qu’il est autoconclusif, je veux dire que ce livre de poèmes est-il un pas en avant, une étape, si l’on préfère le dire ainsi, avec sa propre identité indiscutable.

Ceci est, qui, malgré que les poèmes qu’elle y inclut aient une origine si diverse, ils forment un tout. Un tout qui reflète, avec une propreté et une authenticité impressionnantes, le moment vital de la poétesse. En d’autres termes, tous les poèmes du livre ont non seulement des liens évidents les uns avec les autres, sinon qu’il fallait les inclure dans le livre.

Il fallait les inclure car, omettre l’un d’entre eux, les maintenir dans la dispersion qui les a fait naître, aurait signifié que la vision totale, totalisante, holistique de ce temps de leur vie, de ce voir et de ce vivre (voir-vivre) le monde actuel, ne serait pas complète. Ce ne serait pas, au moins, assez complète. Parce que s’ils n’étaient pas tous inclus, peut-être pas tous « les yeux de l’insomnie » ils ne seraient pas devenus « lumière, incendie, blessure », (p. 269).

Ce moment où « tout est là. Déjà », (p. 146), qui correspond à « la pensée de maintenant », (ibid.), et auquel, donc (et, par force) doit lui correspondre, humainement, mais aussi littérairement cette « façon de te rapprocher de l’éternité actuelle des lieux qui ont brûlé et des incendiaires », (p. 227).

De cette façon, dans laquelle ils sont mélangés, inséparablement, « la vie, le vieillissement, l’apocalypse, l’art », (p. 253), afin de donner lieu à un livre de poèmes, où, comme dans (presque) tous les vrais livres de poèmes, comme dans (presque) tous ces livres de poèmes qui ont le droit d’être définis comme tels, les premiers vers et, aussi, les derniers ils sont absolument essentiels.

Le premier, les premiers, en avant-première de tout ce qui va suivre — ou, sinon de tout, de presque tout : « Un mot. Seul. Pour commencer. Pour l’élan. La nuit enfle. L’accès à l’élan », (p. 135). Les derniers, afin de résumer ou conclure — et, donc, et en quelque sorte, nécessairement, tout recommencer : « Y déployer élan, langue et constellation./     Penser haut et libre », (p. 272).

Inventaire
Rien ne convient plus à ce livre de poèmes que son sous-titre : « Inventaires 2012-2016 », puisque, comme le dit très bien son traducteur au catalan, Antoni Clapés, dans son introduction, il devient « une manière de régler ses comptes avec une brève mais intense période de sa vie[1] ».

Une « collection ou inventaire », (p. 217), qui, précisément parce qu’il a été rédigé à ce moment, n’est, ne peut être, qu’un « inventaire des absences », (p. 136). Caractérisé par une « fine noirceur d’encre de plomb dur. Dévastatrice », (p. 217).

Denise DesautelsLes femmes
Un inventaire qui, comme tout son œuvre poétique, est en même temps une « autobiographie » (p. 257). Une autobiographie d’une femme, d’une femme du XXIe siècle, mais — et c’est ce mais ce qui donne à son livre de poèmes toute sa force (ou, du moins, la plus grande de ses forces), qui en fait un véritable livre de poèmes et, en même temps, plus qu’un livre de poèmes ; qui en fait une œuvre d’art qui, précisément parce qu’elle reflète son époque, mais artistiquement, en la transcendant, elle est destinée à durer ; ce qui en fait un livre de poèmes non pas d’une seule femme, non pas d’elle en tant que femme, mais de toutes les femmes.

Une autobiographie, un inventaire du moment qui, paradoxalement que cela puisse paraître, est une autobiographie partagée. Une autobiographie qui parle de toutes les autres femmes.

Et elle le fait, non seulement parce qu’elle s’appuie sur le travail de beaucoup d’autres femmes — et cette pluralité et complémentarité sont cruciales, très importantes — mais parce qu’elle assume en soi la réalité (et donc l’existence, les expériences de toutes.) Parce que si l’art, la littérature et la poésie sont un regard (interrogatif) à l’intérieur, si la poésie est un miroir des mots tourné vers le plus intérieur de l’intérieur, son regard reflète celui des autres femmes.

Parce qu’elle ne regarde pas, et donc ne parle pas, elle n’écrit pas par elle (plus précisément, pas seulement pour elle), mais par toutes les femmes de son temps : « Féroces les nuits universelles qu’on se partage à plusieurs et la mienne, l’alliée intime, constamment réactivée par celles des autres », (p. 135).

Par toutes ces femmes d’aujourd’hui qui sont le produit de tant — de toutes — les femmes d’antan. De toutes ces femmes à qui les hommes ne permettaient pas d’être femmes, qui ne les laissaient pas être elles-mêmes.

Non elle seule, mais toutes : « Ça a été vite une autre chose. Beaucoup plus qu’une seule femme qui fuit », (p. 153). De toutes les femmes qui ont besoin d’être revendiquées, défendues et surtout libérées. Ou ce qui revient au même, pour les empêcher de fuir, de continuer à fuir : « Où désobéir./ Où partir. », (p. 147).

Toutes les femmes
D’où surgit parfois un bras d’horizon, Denise Desautels, Éditions Noroît, 2017

Et c’est pour ça, parce que « À chacune — vue de face — la terreur de toutes », (ibid..), parce que « À chacune tous les continents », (ibid.), qu’il faut que sa « langue » (et son) dire devienne un « repère pour toutes », (ibid.) Que ce dont elle a besoin — et, en général, ce dont toutes les femmes ont besoin — est « «  vivre » en miroir avec insistance », (p. 138).

Et c’est pour ça qu’elle, aussi dans sa vie que dans son écriture (dans son écriture, qui est sa vie ; dans sa vie, qui est écrire) déclare : « Me voici plurielle. Nous », (p. 179). Un plurielle, nous qu’« en force qui soulève ce qui s’effondre », (ibid.).

Que sa poésie — cette poésie qui, comme nous le verrons, est un cri — surgit du plus profond d’elle-même pour affirmer, haut et clair : « Pour dire nous voici », (p. 175). Pour devenir, comme le souligne le vers de Nicole Brossard, qu’elle cite avec tante justesse : « À quoi ressemble une colère amplifiée de pluriel féminin ? », (Ibid.).

Pour en faire un inventaire, pour témoigner de la douleur qu’elles subissent, de la soumission à laquelle elles ont été condamnées depuis si longtemps. Une soumission qui les a empêchés d’être ce qu’elles étaient, qui continue de les empêcher d’être ce qu’elles sont : « Nous ne sommes pas celles que nous sommes », (p. 178). Un vers qui, non pas par hasard, il est répété à la page 225.

Inventaire et témoignage qui est avant tout un cri d’avertissement, un appel à se rebeller, à en dire « assez ! », à dire « Non ! » : « Nous sauve. […] Nous « corrige notre vie ». Nous – claire conscience colère de femmes […] Nous souches errantes volontaires avançons. Nous seins nus pour dire non pour dire nous voici », (ibid.) ; « une infinitive colère se hisse. S’ouvre », (p. 147).

Et tout cela pour les femmes, surtout pour les femmes, mais pas seulement pour elles, pour tout le monde, car, ici, c’est de la justice de quoi il s’agit. Et, puisque c’est de la justice de quoi il s’agit, puisqu’elle la sent (et elle est) une besogne morale, il faut faire ce cri, en toute conviction : « Croit dur comme fer que l’humanité y gagnera au change », (p. 138).

Le cri
L’un des éléments dont elle a besoin pour se libérer, pour pouvoir être ce qu’elle a besoin d’être — ce dont elle a besoin, et donc toutes les femmes —, c’est de dire : « Assez ! » C’est-à-dire : « Plus jamais ça ! » Et pour ce faire, pour que ce soit clair, pour qu’il ne reste pas la moindre ombre de doute, elle recourt au cri. À ce cri qui représente si bien la peinture d’Edvard Munch : « Là où […] où Le Cri de Munch se tient clos », (p. 136).

Un cri, parce que c’est le seul moyen de se faire entendre — de se faire écouter. Un cri qui doit forcément exploser, qu’il ne peut plus être contenu : « Pour qu’éclate l’ovale du cri et du geste », (p. 136). Un cri, unes phrases qui sont, au fait, un « poing sur la table », (p. 151) ; « on pense poing », (p. 158).

Cri qu’est une touche d’attention, un avertissement, une alerte : « Une bouche hurle », (p.  148). En fait, l’unique — et la dernière : « À quand l’ultime jet de cri », (p. 151) — touche d’attention que les femmes elles peuvent avoir, aujourd’hui : « clair bouton d’urgence couche appel à l’aide », (p. 261).

Un cri d’avertissement désespéré, qui s’élève, qui ne peut que s’élever — « On l’e[r]ige », (p. 136) — qu’en réaction essentielle à tant de peur, à tant de douleur, à tant d’obscurité : « trop de nerfs et d’actualité déchirée en alerte dans le plein jour de la nuit », (p. 268).

Un cri qui est un cri de colère, de désespoir, de libération, de révolte, de régénération — en fait, de survie, pour (toutes) les femmes — mais qui s’il est (absolument) nécessaire, essentiel, c’est parce qu’il est porteur d’espérance : « Ce qui s’appelle colère a poussé compact et dur au fond tu parlais c’était toi mon espoir dans ta voix », (p. 184). Parce qu’est l’unique « Vital espoir là », (p. 269).

(Il est possible que certains puissent considérer que je fais une excessive utilisation, voire un abus, des citations du livre de poèmes. Il est possible que certains disent que je ne suis rien de plus qu’un glossateur, sinon un glossaire.

Si tel est le cas, je dois dire, tout d’abord, qu’en général, les citations éclairent beaucoup plus de ce que mes mots pourraient le faire. Qu’elles nous rapprochent au dir des auteurs et autrices. Que les citations elles me permettent de pointer les mots ou concepts essentiels dans chaque œuvre. Des mots ou des concepts — en fait, des mots qui sont des concepts — qui, dans ce livre de poèmes, d’une extension généreuse, sont nombreux et divers.

Deuxièmement, que si je le fais, encore plus explicitement dans cette analyse est pour faire évident, même implicitement, l’importance qui ont les répétitions dans ce livre de poèmes. Ces répétitions, ces nouveaux dires, qui, comme dans une œuvre musicale, forment — plus exactement, con-forment — l’œuvre.)

Autres sujets
Pour des raisons d’espace, je ne peux pas traiter, comme sûrement il faudrait faire, d’autres sujets, sujets ou éléments importants auxquels je ne peux faire qu’une référence (très) brève, presque énumérative. Et donc, dans ce cas, oui (presque) glossateure :

  1. a) Salvation. Ce livre de poèmes contient un pouvoir régénérateur, salvateur, salvateur pour les femmes : « sauve-moi quand il n’y aura vraiment plus d’étoiles », (p. 158); « sans verrou sauve-moi », (p. 161); « En attente. D’être sauvées », (p. 185) ; « étreins-moi sauve-moi », (p. 261),
  2. b) la douleur, les douleurs. La douleur rend la révolte, la salvation absolument nécessaire, essentielle : « Et de quelle manière aborder la douleur ? le matin suivant de la douleur ?», (p. 140); « La menace va. Le vide. Lourd à porter. À recommencer », (p. 188) ; « Pelle et douleur lancinent », (p. 229) ; « rayer douleurs », (p. 268),
  3. c) la colère et la peur. Comme il est possible que les femmes puissent vivre (en fait, non vivre, sinon tout juste survivre) pincées par une peur effrayante ? : « Rage et peur battante sur une effervescence de fosses » (p.  136); « épouvante dans l’ovale cœur», (p. 148) ; « j’ai violemment peur de ce qu’il adviendra de nous », (p. 154) ; « ma peur par bonds face à cette constellation de fosse », (p. 157) ; « peur battante », (p. 261),
  4. d) autres arts. Comme bien le souligne Antoni Clapés dans son introduction, l’œuvre de Desautels « elle est intensément liée aux événements des pratiques artistiques d’avant-garde[2]» (p. 10) : « la vie, le vieillissement, l’apocalypse, l’art», (p. 253) ; « matériaux divers », (p. 262) ; « qui court d’une œuvre à l’autre », (p. 263),
  5. e) le silence. Ce silence, ce « tu ne peux pas dire », ce « tu n’a pas le droit de dire » qu’il s’est imposé depuis si longtemps aux femmes, il est devenu aujourd’hui un allié de l’art poétique desauteliene, du dire sans (avoir besoin de) dire : « Et le bras silencieux», (p. 148); « Blessée. / Quelque chose se plaint, sans un mot », (p. 187) ; « Les plongée et contre-plongée du silence », (p. 226) ; « l’éloquence muette », (p. 228),
  6. f) la main, les bras. Des parties du corps d’une femme, des femmes — et de la nature — qui, comme le silence, parlent souvent plus que des mots : « Au bout de ma main gauche, la résistance des doigts de l’autre main – à qui appartiennent-ils ?», (p. 136) ; « d’abîme d’où surgit un bras d’horizon», (p. 154) ; « à l’arbre à la main au doigt », (p. 233) ; « odeur de vieilles mains qui à tâtons cherchent âme et sens et lieu », (p. 261),
  7. g) les âmes. S’il est vrai que les corps des femmes ils ont aussi été attaqués, ce sont avant tout leurs âmes, son intérieur, leur spiritualité, celles qu’elles ont les plus attaqués, celles qui, juste pour cette raison, il faut régénérer ou sauver : « chaque âme foudroyée, chaque ossature ébréchée» (p. 136); Geste d’une vivante qui scrute l’âme », (p. 145) ; « du désert dans le dos l’odeur l’air l’âme », (p. 161) ; « bercer chaque fois mon âme nos âmes toutes », (p. 215) ; « Enténébrée par tant de fracas d’âmes, hors désastre, aimer », (p. 269),
  8. h) les gouffres, les hauteurs. Pour se relever, les femmes elles ont besoin de connaître d’abord les abîmes où elles sont encore enfoncées : « D’abord descendre. Se rendre à l’étage du gouffre » (p. 136); « Pénétrer […] puis remonter. Se jucher » (p. 136); « Fond d’abîme. Ce poids de néant » (p. 139) ; « À l’étroit au fond de cette gorge-là », (p. 186) ; « Loin du gouffre », (p. 249) ; « Les sous-sols de cœur », (p. 196).

Final
Je ne peux que finir cette analyse mienne comme le fait Denise Desautels, en transcrivant ce si beau et si juste poème. Avec le poème qui, de force, il était destiné à conclure ce livre de poèmes, (p. 272) :

Aujourd’hui haletante, l’inquiétude minutieuse et glo­bale du monde. Chaque fois repartir d’elle – loin d’un petite­ment en boucle. Y déployer élan, langue et constellation.

               Penser haut et libre.

dilluns, 28 de març del mmxxii

Si vous souhaitez lire les comptes rendus précédentes de ce livre de poèmes de Denise Desautels :

1. D’où surgit parfois un bras d’horizon (I) 

2. D’où surgit parfois un bras d’horizon (II) 

(Pots llegir la versió original catalana de l’anàlisi aquí)

[1]una manera de passar comptes d’un breu però intens període de la seva vida”, (p. 9).
[2]està intensament lligada als esdeveniments de les pràctiques artístiques de l’avantguarda”, (p. 10).

© Xavier Serrahima 2022
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Author: Xavier Serrahima

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