
L’angle noir de la joie, Denise Desautels
au poing le mot cœur
Quand on a l’intention de faire une critique littéraire ou une analyse d’un livre de poèmes comme L’angle noir de la joie, de Denise Desautels, publié ce mois de mars par la prestigieuse collection Poésie/Gallimard, accompagné de D’où surgit parfois un bras d’horizon, ce qui vous arrive, c’est qu’après avoir lu la préface si sensée et éclairante de Louise Dupré, vous avez l’impression que non seulement vous ne pourrez pas faire mieux mais, ce qui est plus inquiétant, vous n’y pourrez rien ajouter d’autre.
Cependant, comme nous le dit la même autrice : “il faut tenter, continûment tenter, aujourd’hui plus qu’hier peut-être”, (p. 27).
Il faut essayer de dire que si elle écrit, que si elle doit écrire ce n’est pas, ou pas tant, pour elle, mais pour les femmes, pour toutes les femmes : « ici, loin, dehors, je marche/ quelques pas seulement/ femme perdue ailleurs », (p. 31).
Il faut dire que si elle écrit c’est précisément parce que « le cri / […] il ne pousse pas », parce que « ton dernier visage [est] fait de l’ombre », (ibid.). Qu’elle écrit précisément parce que “nous sommes/ à l’excès/ pointées du doigt, offertes”, (p. 33). Écrire parce que les femmes vivent, elles vivent encore “de déni en déni”, (p. 34), parce que “rien, rien/ nulle vérité, sauf découse/ […]/ n’approche”, (ibid.).
Que reste-t-il aux femmes ?
Ou est-ce la même chose, car, quel remède leur reste-t-il, aux femmes ? Parce que « quoi d’autre[?] », (p. 36). Parce que cet être de femmes — cet être qui ne peut pas finir d’être ; cet être qui ne peut pas être parce que les homes ne le laissent pas être ; cet être qui essaie d’être mais ne peut pas être ; qui essaie de se relever sans succès —, il a, il a encore, tout contre lui. En Europe, mais plus encore sur d’autres continents.
Et pour cette raison, les femmes doivent commencer non seulement à bien connaître sa condition de soumission — et, par conséquent, d’humiliation — mais, aussi, elles doivent commencer à envisager la possibilité (plutôt, la nécessité ; la nécessité impérieuse) de leur résister (« résistantes », p. 35), pour s’y rebeller (« rébellions », ibid.).
S’y résister, se révolter, s’insurger contre cette injustice si flagrante qui « invalide toute proposition de joie » (p. 40), qui fait « [qu’]on finit par se sentir nuit longue/ se sentir sans aube/ conscience qui ne voyage plus/ qu’entre des bras de presque hiver// barreaux de mains trop maigres », (p. 118), ce qui vous place dans des conditions dans lesquelles « tu crois que plus rien ne peut être sauve », (p. 52).
Et pour pouvoir s’y résister, se révolter contre elle, il devient « absolument nécessaire », (p. 95), faire l’inventaire de la situation dans laquelle elles se trouvent. Un inventaire aussi précis que possible : « on tresse de longues ossatures/ témoins/ inoccupés de nous, des autres », (p. 39).
Parce qu’« après tant d’attentats, après le tohu-bohu et la hache/ à tant hurler le jour s’est tu/ à perdu jusqu’à son nom// tu attendais quelque chose de distinct/ de moins abrupt/ de miracle disons », (p. 53). Et ce miracle, ou du moins une partie de ce miracle, un élan pour le faire possible, il se fait réalité (et présent) grâce à la poésie desautelienne. À travers L’angle noir de la joie.
Ce livre de poèmes qui, s’il n’est pas lu correctement, peut sembler peu, rien, « à peine une syllabe » (p. 52). Mais vraiment, si nous pouvons voir au-delà, si nous pouvons lire avec les yeux de notre esprit grand ouvert, nous verrons que non seulement il n’est pas rien, que non seulement il n’est pas peu, sinon beaucoup — sinon tout. Parce que, dans « son plus pur dénuement », il est une « aube » (ibid.) ; un nouvel espoir, une renaissance, une résurgence.
Une invitation à l’aube
Une aube ou, plus précisément, une invitation à l’aube. Une invitation à réagir, à aller plus loin. À se lever, à sortir des gouffres où les femmes ont été si longtemps retenues, à faire un pas en avant et dire, d’une voix (très) forte et claire, dans un cri : « Nous sommes là ! ». En fait : « Nous sommes là et nous ne serons plus jamais piétinés ! ».
À voir le monde — et surtout la situation des femmes, des femmes, dans ce monde — sous l’angle noir de la joie. À prendre conscience que tout (ou du moins la majeure partie de ce tout) ce que la joie à de noir, de sombre, ne dépend pas d’elles, sinon de la situation de soumission dans laquelle elles se trouvent.
À prendre conscience que « des ombres ont froid, son cœur supplicié et le mien/ une colossale tristesse déposée sur une autre », (p. 103), que « bientôt il n’y aura plus de personne dans nos voix », (p. 104). Et que, par conséquent, elles n’ont d’autre choix que de « me deplace[r]/ vierge noire, rêvant d’espérance// avec au poing le mot cœur, au poing le mot cri », (p. 105).
C’est pourquoi Desautels éprouve le besoin — et les véritables œuvres d’art ne peuvent naître que d’un besoin, non d’une volonté — d’enquêter, de constater, d’établir, noir sur blanc, cette si insupportable situation des femmes.
Journal poétique
Et c’est pourquoi elle écrit (qu’elle doit écrire) ce livre de poèmes, qui, comme le dernier D’où surgit parfois un bras de l’horizon, est, en quelque sorte, un journal poétique (ou du moins un journal intime). Un jour au jour — mois par mois, année par année — de son évolution poétique. De son « moi ».
De ce « moi » qui, pour devenir « moi », il devient, peu à peu, beaucoup plus qu’un « moi » (en fait, en plus qu’en un « moi » ; qu’en son « moi »), en un nous. En un nous qui, bien sûr, est — qu’il doit être — un nous féminin ; un nous, les femmes.
Un « moi » qui est, qui devient, un « moi » pluriel, en un « moi » (plus) élargi. En un « moi » qu’il a pris conscience après avoir regardé très attentivement vers l’extérieur, vers tous les extérieurs. Du moins à tous ceux extérieurs qu’a déjà pu contempler, qu’ils soient de très près ou très loin ; qu’ils soient le produit d’une expérience personnelle directe ou non ; soit qu’ils l’avaient atteint par l’art ou par les journaux de presse.
Et qu’ayant regardé dehors et surtout ayant assimilé ce qu’il a vu, il s’est plongé dans son intérieur. Il s’y est plongé pour pouvoir voir. Pour pouvoir y voir mieux . Pour y voir non pas (ou, du moins, pas tellement) avec les yeux, mais avec le cœur. Avec le cœur et avec la pensée. Avec la réflexion.
Avertissement
Et ce faisant, en plongeant ou en se reflétant vers l’intérieur, la réflexion l’a conduite au nous — au nous, les femmes.
Et cette nouvelle vision, cette vision qui a émergé de la réflexion, est devenue un cri, un avertissement. Elle est devenue un : « Nous sommes là. Nous avons été forcées (plutôt condamnées) d’être ici ; être comme ça ».
Et, surtout, elle est devenue une question, elle est devenue une interrogation : « Pouvons-nous — nous méritons-nous — de continuer ici ? De continuer comme ça ? ». « Peut-être n’est-il pas temps pour nous d’y penser ? Au moins, de prendre (pleine) conscience de qui nous sommes, d’où nous sommes et de ce qui nous a amenées ici “on se demande où on est, où on va, où on rêve”, (p. 123).
Il nous faut un changement
Il nous faut être donc conscientes de ce qui doit changer. De ce qui ne devrait pas être tel qu’il est. Du fait qu’ils ne nous laissent pas faire. Qu’ils ne nous laissent pas être celles qui nous sommes. De ce qui nous provoque douleur. De ce quoi nous coupé nos ailes — plutôt que de nous couper les ailes, de ce qui nous les arrache, violemment. Reconnaître — et déclarer, (bien) fort — que nous en avons (plus que) marre de devoir porter un « sac de 100 kilos sur mon dos », (p. 102).
Un nouveau penser — un repenser (re-pesner), en fait — un questionnement toujours réflectif. Un dire (toutes) les choses bien clairement, qui dans le prochain recueil de poèmes, D’où surgit parfois un bras d’horizon, il deviendra une revendication — si l’on ne veut pas dire, une révolution.
Parce que, ou, alors qu’ici, dans ce temps et cet instant vitaux qui l’a amenée à écrire L’angle noir de la joie, elle disait encore (ou se demandait) « Pourquoi ? », dans le prochain, elle dira « Ça suffit ! » ; elle dira : « Non ! ».
Établir les fondements
Mais, bien sûr, pour pouvoir dire « Ça suffit ! », pour pouvoir dire « Non ! », il faut d’abord savoir, avec le plus d’exactitude ou de certitude possible, où l’on en est. Il faut d’abord voir et trouver — et, une fois vu et trouvé, établir — les fondements de ce « Assez ! » et de ce « non ! ».
Avant d’appeler à la démolition des murs, il nous faut savoir où est-ce que sont et comme sont faits ces murs : « je cherche, je scrute, soupèse/ le proche et le lointain », (p. 124).
Et comprendre, bien comprendre que cette recherche exigeante est non seulement nécessaire, indispensable, mais qu’elle produira aussi nécessairement, aussi indispensablement, ses fruits : « ça viendra/ en dépit des effondrement des étoiles// certains rêves se mettent en route/ ici, je reprends simplement mon souffle// ça viendra// car il y a mer et monde a désencombrer// patiemment/ un mot, puis un autre/ intention, dévoilement, vrille/ ébranlent l’architecture des douleurs », (p. 108).
Parce que : « ce qu’on laisse de soi à la frontière/ [c’est] ce que l’aurore, sans rien trahir, recueille », (p. 125).
Et de cette tâche, si indispensable, de faire naître l’aurore, s’en occupe Denise Desautels en ce livre de poèmes. Elle s’en occupe artistiquement : transformant la nécessité en beauté. Plus précisément, en beauté artistique, qui reflète — et, en même temps, proclame — une autre beauté encore plus essentielle : celle de la morale et celle de la justice.
dimarts 29 i dimecres 30 de març del mmxxii
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