
D’où surgit parfois un bras d’horizon (II), Denise Desautels
Impressions
Le langage qu’utilise — plutôt, que réfléchit, puisqu’il provient de son intérieur — Denise Desautels dans D’où surgit parfois un bras d’horizon est un langage immédiat, intuitif — et donc stimulant, excitant (plus précisément, multi-stimulant). Un langage fragmentaire et fragmenté, impressionniste : « On se tient en équilibre sur des taches d’arbre d’abîme », (p. 154) ; « Taches », (p. 225) ; « Taches de nuit », (p. 261).
Ce nouveau langage, cet autre langage qui n’admet pas les règles ou les conventions de l’autre langue, du langage conventionnel ; qu’il doit les briser, il doit les surmonter, il doit les contrevenir, il doit les transcender. Qu’il n’admet pas, qu’il ne peut pas admettre, les conventions — encore moins les contraintes — du langage conventionnel.
Un langage libéré et libératrice, surgit directement, qui n’admet pas, qui ne peut pas admettre la ponctuation ( « Chevaux chiens enfants vautours même les femmes », p. 215 ; « Chiens cloches prières chambres d’hôtel », p. 228), l’ordre conventionnel des phrases ou de conserver ou de respecter les règles orthographiques ou syntaxiques de l’autre langage : « Bruissante, deuillante, indignée, la phrase qu’on ajusterait à l’écorce des cimetières », (p. 136) ; « voix de la mezzo-soprano – où alternent vives notes tenues et perçants silences », (p. 139) ; « À ma première lecture du poème – en automate – j’en ai gommé le deuxième vers. Les autres ont alors pris un tout autre sens », (p. 145).
De la même façon que la peinture impressionniste elle ne pouvait pas respecter les règles conventionnelles de la peinture, sinon qu’elle devait refléter — et, dans le monde de l’art, ce il faut que ; cette nécessité c’est ce que qui fait la grande, définitive, différence (au fait, la distinction) entre artistes et artisans ; entre ceux qui créent de l’art et ceux qui tout juste essaient d’en faire — ce que leurs créateurs ont vu de façon plus directe, plus immédiate, plus authentique : « Puis une phrase. On l’e[r]ige », (p. 136).
L’impression
Ce n’est donc pas la réalité qui est offerte — une réalité qui, d’autre part, ne peut jamais être offerte — mais son impression. Pour essayer de le dire avec (un peu) plus de précision, ses impressions sur la réalité. Ou ce qui revient au même, pas tant de la réalité, mais de sa vision de la réalité. Une vision plurielle, diverse, changeante, qui s’échappe, qui fuit, qui doit s’échapper, qui doit, par force, fuir les règles et les conventions qui la contraignent.
Cette vision, ce langage, cet autre langage qui permet de donner ou d’offrir une vision plus directe, plus immédiate, plus intuitive. Une vision, un autre ou nouveau langage qui, surgit tout directement de l’âme, du dialogue entre le moi et le moi du moi, s’exprime tel qu’il est, tel qu’il a surgi — ou, du moins, de la façon la plus proche possible de celle dans laquelle elle est surgie : « Mon intuition bizarrement bat – pigeon vole et tombe – quand je relance beauté », (p. 137).
Une façon que, bien sûr, elle uniquement peut être, qu’elle ne peut sinon être, approximée, approximative, intuitive : « Le mot tombe de l’autre côté du pare-brise », (p. 225) ; « La faiseuse de poèmes ne sait plus par où se prendre », (p.215). Ou ce qui est, ce qui ne peut qu’être, ce qui ne peut sinon être que le même, métaphorique, poétique, artistique. Artistique au sens le plus pur, le plus clair, le plus radical — et donc le plus authentique — du terme : immédiat, authentique, libéré et libérateur.
Si on veut le dire avec les mêmes mots de Desautels, salvifique, sauveur. Sauveur, pour elle, en premier lieu ; pour les femmes, deuxièmement ; pour toutes les femmes, troisièmement ; pour tous, en quatrième. Bien qu’on puisse dire que, si bien que pour les femmes, pour toutes les femmes, il est salvateur, pour les hommes, pour les hommes qui ont intérêt à comprendre les femmes, il est, à peine, purificateur : « Viens, accompagne-moi, sauve-moi », (p. 136) ; « sauve-moi quand il n’y aura vraiment plus d’étoiles », (p. 158).
Aux lecteurs
Et, par conséquent, le seul langage qui s’adresse, aussi immédiatement, aussi authentiquement, aux lecteurs. Le langage qui, surgit directement de l’âme, est aussi directement à l’âme des lecteurs qui s’adresse : « À bercer chaque fois mon âme nos âmes toutes », (p. 215) ; « âmes côte à côte », (p. 225).
À ce moi du moi, à ce moi creux, au-delà du moi. À ce moi plus intime, plus caché, plus inaccessible, qu’occasionnellement, dans des moments ou des circonstances exceptionnelles, s’exprime ou devient accessible — voire minimalement accessible. Et, toujours, à travers un langage métaphorique et intuitif. Et donc fragmentaire, fragmenté — « une syllabe puis d’autres manquaient », (p. 127) ; « Ma phrase brisée ses flous de phalanges partout », (p. 159) ; « Garrochés en morceaus dans la fosse », (p. 228) —, libéré et libérateur.
Le seul langage qui, à son tour, ne s’adresse pas seulement, directement et immédiatement, aux lecteurs, à l’âme des lecteurs, mais qui, de manière suggestive — en fait, multi-suggestive — l’excite, la stimule, la provoque, il sert — plutôt, il devient — l’aiguillon ou le détonateur, l’éveil de l’âme des lecteurs : « Et os – cri et vie – éclater », (p. 183) ; « ça s’enflamme », (p. 218).
Le seul langage, donc, qui permette d’éveiller les lecteurs (les lectrices, en premier lieu : « Chez-moi. Interdit aux humains mâles aujourd’hui. À part quelques-uns. Mon amour par exemple », p. 138) de leur rêve dogmatique.
En fait, plutôt qui permettre il fait éclater : « Pour qu’éclate l’ovale du cri et du geste », (p. 136) ; « Une bouche hurle », (p. 148).
Qui devient, nécessairement ( « Croit dur comme fer que l’humanité y gagnera au change », p. 138), un cri désespéré : « ça crie sur écran », (p. 162) ; « Je commence tard à hurler à chaque aube », (p. 178).
Qui devient un « poing sur la table », (p. 115) ; « on pense poing », (p. 158).
Qui oblige (ou du moins incite) ses lectrices à s’éveiller. A les lectrices qui, c’est-ce que qu’elles en soient (suffisamment) conscientes ou non, elles sont : « En attente. D’être sauvée[s] », (p. 185).
Communication entre âmes
Le seul langage qui permet d’entrer en communication aux deux âmes : celle de l’auteur et celle des lecteurs. Qui permet aux deux moi du moi d’entrer en contact, de se communiquer : « mon ombre collée contre la tienne », (p. 233).
À fait, non pas les deux âmes, sinon les diverses âmes, puisque l’autrice est, ne peut qu’être une, mais les lecteurs sont nombreux ; divers ou, plus précisément, tous les mois des mois : « moi moi et tout le monde », (p. 159).
Et surtout, ce qu’est (beaucoup) plus important, le seul langage qui permet, quand ils entrent en contacte, quand ils se communiquent, qu’ils se comprennent. Qu’ils se comprennent, bien entendu, après — et uniquement après — s’être interpellé l’un à l’autre ; l’un aux autres.
Non, donc, comme on pourrait facilement penser ou argumenter un langage recherché, original, nouveau, innovateur ou, encore moins, qu’il veut tout briser, ou ce qui revient au même, artificiel (et donc inartistique), mais comme le seul langage possible, dans ces circonstances. Dans cette « inquiétude minutieuse et globale du monde », (p. 272) ; dans ce « jour des enfants et des loups », (Idem), dans ce « monde incessamment ramené », (Idem).
Un langage, un autre langage, donc, non voulu, mais (comme tous les langages artistiques, vraiment artistiques) nécessaire. C’est-à-dire, ni plus ni moins que le langage, le seul langage que la situation, que le moment vital ou existentiel de Denise Desautels lui requérait ou lui exigeait.
Et, dans le monde de l’art, de la création artistique, ce « ni plus ni moins », ce besoin irremplaçable, obligatoire, cette obéissance due à l’instinct ou à l’intuition, à la voix la plus profonde de la voix la plus profonde de nous-mêmes, c’est tout, c’est la véritable pierre de touche de l’artiste (et de la création artistique).
Lire d’une autre façon
Qu’on lui a exigé, et qu’elle, s’étant conformée à cette exigence, nous exigera à son tour. Qui nous obligera à lire d’une autre façon.
Il nous exigera — il nous exigera, inévitablement, dès que nous nous plongeons dans son livre de poèmes — que nous lisions de manière directe, intuitive, libérée et libératrice. Il nous exigera que nous permettions le dialogue entre les deux âmes, la d’elle et la nôtre.
Il nous exigera que nous avons de lire comme elle elle-même à écrit : avec le cœur. Un cœur, une intériorité qui est bien sûr l’un des points essentiels de sa poésie. Et donc de son existence.
Une existence où la pensée, la réflexion, joue un rôle clé. Où, en réalité, tout est objet de réflexion. A tel point que la poète québécoise a pourrait dire, comme Descartes : « Cogito, ergo sum ». Une pensée qu’elle exprime à travers la poésie, de la création — en fait, de recréation (ré-création) — artistique, mais qui vient du plus profond de son moi intérieur, qui fait partie de son moi le plus consubstantiel : « Penser je ne retiens plus mon souffle », (p. 148) ; « penser nid d’espérance », (p. 180) ; « penser seuil », (p. 271).
Un rôle fondamental mais pas décisif, puisque, bien que la pensée ne s’arrête jamais, elle finit toujours par être le cœur, la partie émotionnelle, sentimentale, qui garde sa prééminence : « Mon cœur femme chaque matin », (p. 135) ; « Le poids réel de notre cœur menacé ajusté à la haute résonance des livres », (p. 180) ; « Nous coupe le cœur en quatre la question tension du gouffre », (p. 226) ; « ce creux cœur », (p. 233).
Les yeux de l’esprit
C’est-à-dire : il nous exigera lire avec des yeux artistiques, avec les yeux de l’esprit. Que nous le la lisons en permettant — une permission qui est, en fait, une (auto)exigence — qu’il soit cet autre moi nôtre, ce moi du moi, celui qui lit.
Que nous lisons sans avoir la prétention de comprendre. Sans vouloir comprendre. Que nous nous engageons sur le chemin non pas parce qu’il doit nous emmener a un lieu, et, encore moins à un endroit particulier (a nulle part), mais pour tracer notre chemin ; pour voir où c’est que le chemin nous mène. Plus précisément, où est-ce que nous portons le chemin ; ce chemin qui se fait, qui ne peut se faire qu’avec (et en) nous.
Parce que ce n’est qu’ainsi, c’est seulement sans fixer au préalable (et, surtout, sans vouloir forcer) aucune lecture ou aucune interprétation, aucun but, que nous pourrons comprendre, toujours métaphoriquement, spirituellement, ce que nous pouvons comprendre.
Ce que le dialogue poétique, le dialogue entre les âmes puisse nous faire comprendre. Plus précisément, qu’il est destiné à nous faire comprendre. Ce dialogue artistique qui est, qui uniquement peut être, interpellatif. En fait, co-interpellatif, bilatéral ; en deux sens : entre autrice et ses lecteurs / entre ses lecteurs et l’autrice.
Une compréhension — une intuition, une vision (un aperçu, en fait) — qui, bien sûr, sera, ne peut être qu’une nouvelle interpellation ou interrogation. Ou, pour le dire autrement, une compréhension qui sera le fondement ou la base des nôtres nouvelles ou ultérieures interrogations ou questions.
Parce que la poésie, l’art, tout art n’est pas, ne peut pas être source de connaissance. Parce que la poésie, l’art, quelle que soit l’expression artistique qu’il soit, elle est, elle doit être, une source d’autoconnaissance (d’auto-connaissance), de découverte, d’éveil, de révélation.
C’est-à-dire : une source d’interrogation et de questionnement. D’interrogation, questionnement ou interpellation constante et illimitée. Si nous préférons le dire autrement, un éternel retour à nous-mêmes — au plus profond du profond, au plus creux du creux, au moi du moi, de nous-mêmes.
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Si vous souhaitez lire autres comptes rendus de ce livre de poèmes de Denise Desautels :
1. D’où surgit parfois un bras d’horizon (I)
3. D’où surgit parfois un bras d’horizon (III)
(Pots llegir la versió original catalana de l’anàlisi aquí)
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