Disparaître, Denise Desautels, Éditions Noroît, Montréal, L’herbe qui tremble, 2021

Disparaître, Denise Desautels, L’herbe qui tremble, Paris, 2021

Disparaître, Denise Desautels

Encore… malgré tout

D’abord, il faudrait se demander : « Est-ce qu’est possible de parler (ou d’analyser littérairement) un livre de poèmes ? ». Je veux dire, un vrai livre de poèmes. Un livre de poèmes comme nous offre habituellement la poésie québécoise ? Cette poésie de premier ordre que le monde ne connaît pas comme elle mériterait de connaître.

La réponse devrait — ne pourrait que — être : « Non ! ». Mais, n’est-ce que nous devions essayer de le faire ? N’est-ce que nous devons essayer de la faire précisément parce qu’il n’est possible ? parce qu’il est (très) difficile ?

Disparaître
Disparaître, L’herbe qui tremble, Paris, 2021Disparaître (Éditions du Noroît, Montréal, 2021; L’herbe qui tremble, Paris, 2021) est un livre de Denise Desautels mais non seule,ent  de Denise Desautels.

Je veux dire qu’il est un livre de la poète montréalaise mais qui est, au même temps, plus que ça ; qu’est un livre fait non seulement autour (où à partir) de 11 œuvres de Sylvie Cotton — comme nous annonce son surtitre — mais est un livre fait avec ces œuvres ; qui est un livre fait de ces œuvres ; qui est un livre qui naît de ces œuvres ; qui est — qui ne peut qu’être — un fils naturel de ces œuvres.

Un fils[1] naturel car — comme nous pouvons le constater dès la première page, dès le premier vers — en contemplant quelqu’une de ces 11 œuvres (je parie que la première a dû être Disparaître) l’autrice ne s’est pas dit : « Je veux en faire un livre de poèmes », mais : « il faut qu’en fasse un livre de poèmes ».

Comme quelques personnes sentent le cri à une vocation, elle a senti le cri d’écrire le livre. Un livre que probablement sommeillait dans son intérieur, qui était latent dans son âme, qu’était inconscientment a moite déjà écrit, mais qu’il a eu besoin de l’encontre avec les œuvres de Cotton pour s’éveiller — plus exactement, pour se réveiller —, pour se dévoiler : « À dévolier un jour — l’enfouie douleur ».

Qu’est-ce que devrions-nous écrire ?
Disparaître, Denise Desautels, éditions du Noroît, Montréal, 2021Qu’est-ce que devrions-nous écrire quand nous ne savons pas quoi écrire ? Que pouvons-nous écrire quand (nous croyons que) nous ne pouvons pas écrire ? Que faut-il écrire quand (nous croyons que) la douleur du monde — « ce puits avalant mondes mères morts » ; « un monde inondé » ; “quand tout n’est pas plus que leurre” ; « la détresse ô la détresse »[2] — ne nous laisse pas écrire ? Que pouvons-nous écrire quand tout s’effondre[3] ? Que pouvons-nous écrire quand (nous croyons que) la seule chose que nous pouvons faire est de laisser parler la voix du silence[4] ?

Peut-être qu’il n’y a pas de réponse. Qu’il n’y a pas aucune réponse satisfaisante. Qu’il n’y a pas une réponse unique. Qu’il n’y a pas de réponse salvatrice, salvifique.

Mais peut-être si existe-t-il une réponse provisoire — ou, mieux encore, une tentative de réponse —, peut-être existe-t-il une réponse qui nous permet au moins de suivre avançant : il faut que nous écrivions ce que nous portons dans nous mais qui n’explose que lorsqu’une circonstance externe agit comme un élément déclencheur : « Ça commence souvent par une voix ».

Ça commence — en réalité, ça recommence —, avec une voix, avec une autre voix. Avec une autre voix qui s’exprime — qui ne peut que s’exprimer — à travers l’art.

Si le monde nous paraît mort, si le monde nous paraît être une terre brûlée, si le monde paraît être en cendres, quoi de mieux qu’une œuvre avec un miroir (ovale) à moitié plein de cendres pour pouvoir en parler ? Pour pouvoir s’y refléter, pour pouvoir se poser des questions, pour pouvoir réfléchir : « Voir./ Ce que nous sommes devenus vous nous/ nos espoirs emmêlés à la cendre./ La caressant » ; « Et nous le redéposerons sous le verre » ; « Un flamboyant au secours ».

Pour nous ouvrir les yeux, pour pouvoir laisser aller ce que nous portons en nous ; pour dire : oui « faire demi-tour [est] encore possible ».

Invitation à (re)voir
Disparaître est une invitation à voir, à voir de nouveau, à revoir — à re-voir : « Tu dis se refaire un regard ».

Est une invitation à voir d’une autre façon, à voir avec des autres yeux : « Tout un passé-présent/ a réentendre en chaque grain ». Une invitation à continuer voyant/regardant[5].

Une invitation à (re)voir quand parait qu’il n’y a déjà rien à voir, quand parait que nous sommes devenus aveugles : « Petit pan de ville et d’instants aveugles ». Quand « il neige dans nos larmes ». Quand tout est si obscur que nous croyons que jamais nous pourrons y voir de nouveau ; quand nous nous trouvons avec un monde de « pleines ténèbres ».

C’est pour cette raison que le verbe « voir », presque en toutes ses acceptions, il est si présent, tout au long du livre ; que l’autrice répète, ici et là, « voir » ou « vois » : « Ton œuvre humaine[6] s’anime sous le verre ovale/ vois » ; « Vois. Se déploie le vernis de l’automne ».

(Un « vois » qui, du point de vue du son, du ton, du rythme, de la musicalité — nous en reparlerons aussi plus tard — est apparié/ jumelée avec « voix » : Voi…/ Voi…)

Denise Desautels

Regarder
Voir, regarder, c’est essentiel. Regardez ce qui se passe devant nous, regardez ce qui « se déroule sous mes yeux ». Regarder avec attention, avec intensité, voir au-delà, voir ce que, si on ne regarde pas bien, on ne verra pas : « mais regarde bien au fonds là » ; « Tu dis je me regarde du près ».

Regarder pour nous libérer de (tout ce) qui nous empêche de regarder : « Son dernier regard écartant/ le drape de l’obscur ».

Regarder et être regardé — « Tu me regardes » ; « La cendre sous le verre ovale nous observe » — car seulement si nous regardons tous, car seulement si nous regardons ensemble, car seulement si sommes-nous qui regardons, cela nous mènera quelque part.

Voir pour trouver « quelque chose ». Cette quelque chose qui peut paraître si peu mais qui est si importante. Cette quelque chose qui même nous ne pouvons pas savoir que nous l’avions, qui est en nous, mais qui est essentielle, qui est notre “bouée de sauvetage” — pour le dire en paroles de Louise Durpé[7].

Une invitation à voir encore et malgré tout : « Comme si le temps ne filait pas/ comme s’il n’était pas toujours/ cinq heures du soir/ heure du chant funèbre de Lorca » ; « La cendre sous le verre ovale nous observe. Depuillé. Mais pleine de rêves respirations. Que rien ne se perde », (c’est moi qui souligne).

Invitation à (re)vivre
Une invitation à voir, à revoir et donc à vivre, à continuer vivant, à continuer avançant : « Tu dis silencieusement/ Disparaître/ tu dis Rester/Partir ».

Une invitation qui nous encourage — et nous pousse — à aller plus haut, à aller plus haut que les flammes, pour le dire avec un titre de la déjà dite Louise Dupré.

Une invitation à revoir, à faire, a refaire. À faire et a refaire malgré tout ; peu importe combien cela nous coûte, peu importe à quel point nous le voyons sombre : « Faire comme si/ l’aurore était là ». À faire cependant : « Cependant la terre se soulevant/ il revient » ; « Cependant tu dis écoute/ ça s’entend ça bat encore » ; Braises encore néanmoins ».

Une invitation à faire[8], à refaire qui nous donne de l’espoir — du moins un certain espoir — au milieu de ce monde qui est le nôtre et qui semble s’enfoncer de plus en plus profondément dans la misère : « tant de souffrance dans tant de chants funèbres/aller à sa rencontre c’est qu’il fallait/ en habits d’espérance ».

Une invitation à refaire, a bâtir, a rebâtir tout ce qui reste, tout ce qui encore nous donne — où, au moins, peut nous donner, encore — sens au monde et a la vie[9] : « Afin que la mémoire ait un sens » ; « leur soubresaut et leur soif/ auront servi à quelque chose » 112 (6-7) ; « Comme si quelque chose d’au préalable à la fin renaissait/ allait survire a la propre fin » ; « Quelque chose bat là ».

Sens et beauté
Qui donne sens, et par conséquent beauté, au monde : « Beauté haute et ample » ; « Faire durer la beauté » ; « Retenir bleue la beauté du monde » 63 (11).

À tout ce qui encore peut croître au milieu des cendres, à partir des cendres : « Combien d’algues et d’âmes encore vivantes/ plus souples qu’avant » ; « on imagine des arbres debout./ Le foret de l’après »[10].

Donc, une invitation à commencer, à re-commencer. Une invitation à ne pas permettre que tout ce qui est sombre, triste ou mauvais — et de l’obscurité, de la tristesse, du mal, de la peur, nous en avons déjà assez, nous en avons déjà trop : « nous empilons nos peurs nos morts./ Il y en a toujours eu trop » — ne finisse pas par s’imposer à nous, ne finisse pas par nous vaincre, ne finisse pas par nous conduire à l’abîme du désespoir le plus absolu.

Un commencer, un aller en avant, un (re)prendre élan[11] qui vient d’une nouvelle façon de voir, mais qui à besoin de la voix du dire, pour (re)faire chemin : « Dire reviens aimer. Reviens pose-toi ici où/ c’est encore probable encore chaud/ où il y a encore tant à faire ».

(À suivre)

mecredi 27 / jeudi 28 june mmxxiv

© Xavier Serrahima 2024
www.racodelaparaula.cat
www.xavierserrahima.cat
@Xavierserrahima
ORCID iD iconorcid.org/0000-0003-3528-4499

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***

[1] Si nous le préférons, un enfant, car, dans ce livre de poèmes, la figure de l’enfant est (très) importante. Retourner a l’enfance. Retourner à l’espoir et au regard de l’enfant, à sa force, à sa puissance : « aire d’enfance de fée » 29 (12); « Là des profils d’enfants  nous ressemblent/ déjà si près de leurs rêves moribonds » 64 (15-16); « Cette nuit dans le rêve il a fallu désensorceler l’enfant » 95 (1); « Surtout ne pas sous-estimer l’enfant qui dort » 97 (1); « Et voila que resurgit sur fond d’abîme/ l’enfant vertigineuse » 97 (10); « Mais la mère — est-ce bien moi/ L’enfant en elle dit mon fils est ressuscité » 97 (16-17); « une toute puissante tragédie berce/ ébouit l’enfant du rêve » 101 (5-6); « Nonchalantmment l’enfance déboule/ et nous emmêle ses sanglots de nuit » 108 (5-6); « trouver/ une […]/ sorte de radeau/ pour une infinité d’enfants éperdus » 113 (11-15); …
Faire renaître l’enfant, ses rêves, ses illusions et ses espoirs car : « Au point du jour la nuit ne s’achève pas. Ni le rêve » 100 (1); car : « l’enfant continue d’entendre ». L’enfant qui vit toujours, en nous. Plus ou moins à l’intérieur, plus ou moins caché, mais en nous..
[2] « des violents désastres de l’ordre ».
[3] « quand tout se noie »; « Petit pan de mer sans nageoires ».
[4] « On reste là à compter les silences ».
[5] Et donc à s’exiger: « demander à mes doigts exiger d’eux », 14 (15); « Nous nous serrons les coudes », 17 (12); « Avons tressé nos bras pour le voyage » 23 (13); « La traversée sera lourde » 25 (11); « Nous voyagerons à la verticale/ avancerons plongerons — loin du péril/ rejoindrons nos griffes » 29 (5-8); « l’autre/ qui avance à la hache » 51 (17); « parler futur fort//Danser sur les eaux » 52 (12 i 14), « l’audace du métal » 64 (4); « Âme en arme clinquante » 76 (3); « Nous sommes têtes d’archives tenaces » 76 (7); « Chants et visages vibrants » 76 (14); « Mon crawl courageux » 109 (5); « Nous irons jusqu’au bout » 112 (4); « eau et cendres obstinées » 112 (16).
[6] L’humanité, ce qui fait qu’un homme soit, vraiment, un homme, qu’une femme soit, vraiment, une femme, que nous, tous et toutes, pouvons appartenir au génère humain, a ce seul génère qui peut arriver plus au-delà, plus haut que les autres animaux, c’est aussi essentiel, dans de livre de poèmes : « ce magma humain cerclé de métal » 12 (9); « Unique figure d’humanité/ effarée cherchant fenêtre par où fuir/ surplombe un monde inondé » 15 (12-15); « Ton œuvre humaine s’anime sous le verre ovale » 17 (15-16); « petites humaines universelles » 41 (17); « forêt humaine entre des doigts » 98 (11).
[7] Si vous ne l’avais fait, une fois terminé Disparaître, je vous recommande de lire Exercices de joie, de Louise Dupré, une ouvre qui y conflue. Une nouvelle preuve que (comme nous le verrons plus tard) ni Desautels ni aucune des poètes québécoises contemporaines (d’haut niveaux) ne parlent/écrivent pour elles-mêmes, mais pour toutes les femmes, pour toute l’humanité.
[8] « faire tout trembler. Devenir impitoyable ».
[9] « Avant que le noir du pire recouvre tout », 17 (10).
[10] « C’est encore probable encore chaud »; « Tu dis laissons passer les naufrages/ comme une question inépuisable/ la chose rare où chercher asile/ un jardin de pur confiance/ avec valise et chaussures »; « à rejoindre un rivage./ N’importe quel./ Partout »; « Que le vide soit moins vide/ L’insensé moins insensé. »; « La clameur du monde fait irruption dans nos murs »; « Que faisions-nous au milieu de ce déluge »; « On se retrouve loin devant »; « Refuse verrous. Privilégie l’indéfini »; « Cherche là un contrepoison »; « Enfin trouver/ une légèreté au désastre/ sorte de radeau/ pour une infinité d’enfants éperdus »; « Ne plus s’abandonner à disparaître »; « Nous/ soulèverons tout ce déclin que tu portes »; « Mais encore là — presque entière a l’aube/ sursis où je respire »; « Sous l’ossature l’illumination »; « Le monde à sa portée — encore »; « mais insoumis mais vifs »; « nous ne serons jamais plus grégaires »; « Plus que avant »; « et nous voila qui remontons/ et nous envolons/ haut »; « et nous voila qui remontons/ et nous envolons/ haut ».
[11] « Pour nous remettre en marche »; « juste avant un premier essai d’envolée »; « venez voyez avancez-vous vers »; « Nous voyagerons a la verticale/ avancerons  plongerons»; « Commencer avec ce qui coule »; « J’ose./ J’ouvre. Attends-moi »; « J’ose — sans toi »; « J’ose encore rappelle-toi/ radieuse »; « La femme qui marche »; « Voila. J’avance »; « Et voici que s’avance ».

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Author: Xavier Serrahima

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