
D’où surgit parfois un bras d’horizon, Denise Desautels
L’art de la poésie / la poésie de l’art
Ma première intention, comme c’est naturel, en lire D’où surgit parfois un bras d’horizon, Poésie / Gallimard, Paris, 2022 (D’on sorgeix de vegades un braç d’horitzó, en traduction catalane d’Antoni Clapés, LaBreu Edicions, 2022) de Denise Desautels, c’était d’en faire une simple analyse. Quand je dis simple, je veux dire brieve, bien sûr, car la critique littéraire ne peut jamais être simple. Elle doit toujours être sérieuse, profonde, (bien) raisonnée.
Pourtant, en le lisant, et surtout en le relisant, cette œuvre colossale et multidimensionnelle a imposé ses conditions. La première d’entre elles a été d’exclure radicalement la brièveté. Exclure qu’il (me) soit possible de l’analyser dans des bonnes conditions avec une simple analyse littéraire.
Une ouvre colossale qui, bien entendu, a dû représenter, aussi, un effort colossal et démesuré à son traducteur au catalan. Parce que, encore que, comme il nous le dit dans ses mots d’introduction (« Remerciements choraux à Denise Desautels, qui m’a illustré sur ces points problématiques que toute traduction comporte[1] », p. 11), il a eu l’aide précieuse de l’autrice, comme on peut essayer de traduire ce qui n’est pas traduisible ?
Ce qui est n’est pas traduisible parce que la poésie de Denise Desautels n’est pas une traduction ou une transcription de ce qu’elle voit ou entend, mais plutôt une incarnation (ou un façonnage) de celui-ci. Plus précisément, une transplantation ; un déplacement. Transplantation ou déplacement qui à besoin d’un nouveau langage. Un langage qui n’admet pas, qu’il ne peut pas admettre aucune sorte de limitation ou de norme.
Nouveau langage
Un nouveau langage libéré et libératrice. Un langage, un dire, son dire, qui est celui-là et non pas un autre. Car ce qu’elle a écrit provient, directement, de son intérieur, du plus intérieur de son intérieur. Et y provient de manière directe, authentique, non modifiée, immédiate, sans admettre des changements.
Précisément parce qu’il est — ou essaye d’être : qu’est-ce que la poésie, l’art, sinon un permanent essayer de ? — la transplantation de cet intérieur. De ce moi intérieur, de ce « moi moi » (p. 157), qui est, qui ne peut être que le produit ou le fruit de ce moment d’aujourd’hui, de la « pensée de maintenant », (p. 147), de ce « aujourd’hui haletante », (p. 272).
De ce regard d’aujourd’hui que fait une poète qui est une « astronaute [qui] observe le monde par sa fenêtre » (p. 138). Une astronaute ou plutôt une archéologue. Une archéologue humaine, bien entendu.
De son moment la, et de sa vision personnelle, qui ne peut être traduite en mots. Qui, précisément parce qu’on ne peut pas la traduire en mots, parce qu’on ne peut pas en parler, parce qu’on ne peut pas le dire (ou le traduire) dans un langage conventionnel, elle est devenue poésie. Plus précisément, qu’elle devait devenir, ne pouvait que devenir, poésie.
Le moi intérieur
Une poésie où ce n’est pas (si l’on veut dire ainsi, ce n’est pas tant) Denise Desautels qui (nous) parle, qui écrit, qui traduit ce qu’elle ressent en mots, mais son moi, son moi intérieur, son moi plus intérieurement intérieur. Ce moi qui provient du « fond de cette gorge-là », (p. 186).
Ce moi qui, peut-être — et le peut-être est (tout à fait) essentiel, dans ce recueil de poèmes, dans ce moment présent de la poète ; le peut-être, l’accumulation des peut-être a été ce qui a enfanté, ce qui a enfanté, nécessairement, inévitablement, le recueil de poèmes — on pourrait définir comme le moi du moi. Le moi le plus profond du moi. Le moi au-delà du moi.
Ce moi, inconnu, inexploré, incontrôlé et incontrôlable, qui détermine et façonne le moi. Autrement dit, le moi derrière le moi. Le moi caché qui établit notre moi. Ce moi de moi, ce moi derrière du moi, ce moi le plus profond du moi, que l’on ne peut connaître — plutôt que connaître, y entrer en contact, s’y rapprocher (un peu) — qu’à travers la création artistique.
Création artistique que, si nous voulons qu’elle nous donne ou produise quelques fruits — et sera toujours quelques fruits, rien de plus ; l’y en demander plus (penser qu’on peut l’y en demander plus) serait absurde —, elle doit être, par force, interpellation, auto-interpellation ; elle doit être dialogue, dialogue (permanentent) ouvert avec nous-mêmes.
Dialogue, artistique, littéraire, métaphorique, avec notre moi du moi. Plus précisément, entre notre moi — ce moi plus ou moins connu, plus ou moins assumé, ce moi, disons, habituel, ce moi notre de chaque jour, ce notre moi quotidien — et l’autre moi, le moi du moi.
Le moi du moi
Entre notre moi, plus ou moins conscient, et l’autre moi, le moi du moi, qui ne nous parle que de temps en temps. Cet autre moi, le moi du moi, qui de temps en temps, de manière (tout à fait) exceptionnelle, et pour une raison particulière, parce que nous sommes dans un état extrême, parce que nous avons atteint un abîme, entre en contacte avec nous : surgit parfois comme un bras d’horizon.
Entre en contacte avec nous ou nous appelle. Tant que, bien sûr, nous sommes capables, et surtout, nous y osons. Nous osons regarder par « la fenêtre que nous ouvrons » (p. 232). Par cette fenêtre du monde qui, en tant qu’astronautes (qu’observons de loin) et en tant qu’archéologues (qu’observons de très près et très à l’intérieur) — et cette façon est, sans doute, la façon de regarder de la poète québécoise —, nous ouvrons bien grande, pour pouvoir mieux voir, pour pouvoir voir davantage, pour pouvoir voir au-delà.
Ce moi de moi qui s’adresse directement à nous, sans subterfuge, propre et nu : « Nu. L’Arbre » (p. 232). Qui s’adresse directement à nous dans un langage qui n’est pas le langage conventionnel. Qui est un autre langage. Un langage, aussi, au-delà du langage.
Le langage du silence, des silences ; celui qui n’a pas besoin de mots pour parler ; celui qui nous parle sans mots ; celui qui parle, qui ne peut que parler — et nous parler — que d’esprit à esprit, d’âme à âme. Parce que, il faut bien le dire, les esprits et les âmes, ils n’ont, d’aucune manière, besoin des mots, du langage (du langage conventionnel ; du langage de chaque jour) ; parce que le langage conventionnel est inutile (ou insuffisant, du moins) pour eux.
Le grand défi
Mais, bien sûr, c’est ici, à ce point précis — où le monde et la personne coïncident, où la réalité entre en contact avec la pensée (et avec le sentiment) —, que se pose le grand défi. Ce défi dans lequel il faut que nous, les humains — et, plus précisément, parmi les humains, ceux et seulement ceux qui, dotés d’un don particulier de communication, sont appelés artistes —, convertissions ce qui nous observons (et, par-dessus tout, ce que ressentons) en mots, en art.
Ou il faut que nous convertissions en mots, en métaphore(s) artistique(s), ce que nous avons vu lorsque nous avons ouvert la fenêtre ; lorsque nous sommes entrés en contact avec la réalité ; avec cette réalité qu’il faut que nous regardions, à la fois, vers l’extérieur et vers l’intérieur. Vers l’extérieur depuis le plus profond ; vers l’intérieur, depuis le plus extérieur possible.
Ce que nous avons regardé et, surtout, ce que nous avons pensé et, plus encore, ressenti. Que nous le reconvertissons en métaphore artistique afin de pouvoir la partager avec les autres. Afin de pouvoir remplir notre fonction transmissive. Afin de pouvoir devenir les interprètes de ce que ressentent nos esprits, du dialogue (des dialogues) entre les âmes.
Dans ce cas, comme le fait Desautels, entre le moi, disons, de chaque jour, et le moi essentiel ou exceptionnel, le moi du moi. Le moi qui a l’habitude d’être (et de rester) silencieux mais qui, très occasionnellement, parle — nous parle. Ou, peut-être, du moi qui nous parle toujours mais que nous n’entendons que (très) rarement.
Écouter, cependant, de la seule façon dont nous pouvons écouter ces choses, ce dialogue ou cette conversation entre les âmes, entre les différents mois, entre, disons, le moi superficiel et le moi profond : sans mots, sans langage.
Ou, pour le dire autrement, au moyen des mots et d’un langage qui sont bien (et bien) au-delà des mots et du langage. Du moins, bien au-delà des mots et de le langage que, à l’imitation ou en parallèle des « mois », nous pourrions les qualifier de superficiels.
Au moyen, donc, de ces autres mots et de cet autre langage qui, a l’instar de la poète (qui appelle le son nouveau « moi » le « moi du moi »), nous bien pourrions appeler les « mots des mots » ou le « langage du langage ».
Accompagnement des arts
C’est probablement pour ça — peut-être parce que, comme je l’ai déjà remarqué, dès qu’on pénètre dans ce lieu et ce moment exceptionnel, dans ce plus profond, dans cet au-delà, tout est, et ne peut sinon peut-être — que Desautels se rapproche à d’autres arts et a d’autres poètes pour écrire ce recueil de poèmes.
Afin que les autres arts — arts sans mots, arts dans lesquels le langage est plus que langage, dans lesquels le langage est un autre langage, et peut-être pour cette raison, plus clarifiant ou éclairant — l’aident à dire ce qu’elle ne peut pas dire (elle seule).
Afin qu’il ne soit ce n’est pas seulement la poésie — l’art du mot, le mot devenu art, le mot porté bien au-delà du mot, le mot transformé en langage de l’âme, des âmes — celle qui lui permette d’aller très et très au-delà, celle qui lui permette de suppléer, dans la mesure du possible, aux limites des mots, mais qu’ils soient les arts, tous les arts.
Afin que ce que ne peut même pas dire ni la parole poétique, la parole métaphorique, la parole sublimée, affranchie de la dictature du sens et de la signification, puissent le dire (ou aider à dire) les autres arts.
Toutes celles autres arts qui n’ont pas besoin des mots pour parler. Toutes celles arts qui, sans mots — et donc au-delà des mots — (nous) parlent.
Au-delà des mots, lorsqu’il s’agit d’autres arts, ou avec d’autres mots, avec les mots des autres, lorsqu’il s’agit de transcrire des vers ou d’autres textes d’autres auteurs ou, surtout, d’autres autrices. Ces autres mots qui ont déjà dit, avant elle, ce qui ne peut se dire. Et donc que l’aident à dire ce qu’elle ne peut pas dire. Ce que, bien qu’elle ne puisse pas dire, elle a besoin de dire.
Ne pas pouvoir dire
Et si elle ne peut pas dire, si a elle lui a fallu plus de cent quarante pages, et l’aide ou la collaboration d’autres arts et d’autres auteurs — et, en catalan, d’un traducteur de la taille d’Antoni Clapés — pour essayer de dire ce qu’elle avait besoin de dire mais ne pouvait pas dire, comment pourrais-je, dans l’espace limité d’une brève critique littéraire, dire ce qu’elle nous dit dans son livre de poèmes ?
Simplement, je ne peux pas. Je ne le peux ni, dans le cas chimérique où je le pourrais, je n‘ai aucune intention de le faire. Je ne veux pas le faire car si je le fais je trahirais non seulement le livre de poèmes — comme cela arrive à chaque fois qu’un critique littéraire prétend raconter un poème ou un recueil de poèmes — mais, ce qu’est encore plus grave, la raison pour laquelle elle l’a fait naître.
Car si, Denise Desautels, pour dire ce qu’elle avait besoin de dire, pour pouvoir transmettre le dialogue entre les âmes, entre son moi (habituel) et le moi de son moi, elle a recouru à un langage au-delà du langage, comme pourrais-je commettre la folie d’en faire une interprétation dans une première approximation ?
Comme ne pas reconnaître alors que pour pouvoir parler, dans les conditions que je pense qu’une œuvre comme celle-ci mérite — en fait, qu’elle exige —, il me faudra non seulement une seule critique littéraire, mais quelques de consécutives ?
Des critiques que j’écrirai avec l’attention et le calme qu’elles exigent. Et dès que je les aurai finies, je les ajouterai à mon blog.
Cela peut sembler une excuse, bien sûr, un simple moyen de ne pas faire de compromis, de fuir l’étude, de sortir de la tangente, d’éviter de reconnaître que je n’ai pas été à la hauteur du défi, que je n’ai rien compris dans cette œuvre.
Ce qui, cependant, ne voudrait pas trop dire, puisqu’en poésie il n’y a rien à comprendre. Il n’y a rien à comprendre parce qu’il y a beaucoup, il y a tout à comprendre.
dissabte 19/ dimecres 23 de març del mmxxii
[1] “Agraïment coral a Denise Desautels, que m’ha il·lustrat sobre aquells punts problemàtics que tota traducció comporta”, p. 11.
Si vous souhaitez lire la continuation de de compte rendu de ce livre de poèmes de Denise Desautels :
2. D’où surgit parfois un bras d’horizon (II)
3. D’où surgit parfois un bras d’horizon (III)
(Pots llegir la versió original catalana de l’anàlisi aquí)
© Xavier Serrahima 2022
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