je n’aime pas violet, Danielle Fournier et Louise Marois, Éditions du Noroît, Montréal, 2024,

je n’aime pas violet, Danielle Fournier et Louise Marois, Éditions du Noroît, Montréal, 2024

je n’aime pas violet, Danielle Fournier et Louise Marois

Elle

Au Québec, être femme c’est être poète. C’est être poète, écrivaine, autrice, artiste. Au Québec — et au monde entier, mais au Québec les femmes n’ont conscience, une conscience très vive — il faut que les femmes soient ou deviennent poètes. Il faut qu’elles parlent, il fait qu’elles disent, il fait qu’elles reparlent et redissent. Il faut qu’elles reparlent et redissent pour revivre, pour refaire ou rebâtir ses vies[1]. En fait donc pour être[2].

Plus exactement, pour pouvoir être. Pour pouvoir, finalement, être ce qu’elles sont. Pour pouvoir être ce qu’elles sont. Ce qu’elles ont été toujours, depuis l’aube des siècles, mais n’ont pu être.

Pour pouvoir être ce qu’elles n’ont pas su qu’étaient jusqu’à moitié du siècle XX. Pour pouvoir savoir ce qu’elles sont. Pour pouvoir dire ce qu’elles sont. Pour pouvoir penser, dire, écrire pour savoir ; savoir pour pouvoir être.

Être, être femmes, pour pouvoir, finalement, se joindre à l’humanité. Être donc pour être.

je n’aime pas violet
je n’aime pas violet, Danielle Fournier et Louise Marois, Éditions du Noroît, Montréal, 2024Dans je n’aime pas violet, Éditions du Noroît, Montréal, 2024, Danielle Fournier et Louise Marois, ont fait — comme autant de poètes québécoises avant elles : je ne citerais aucun nom, car ce serait injuste pour celles qui je ne citerais pas, mais vous pouvez en trouver quelques-unes sur mon site web — un exercice d’interrogation. Un exercice d’interrogation, conjoint, a deux mains, a deux voix[3], sur la condition de femme.

De cette femme de tout temps, éternelle, mais, surtout, de cette femme du XXIe siècle, qui non uniquement est, comme elle a été toujours, mais qui veut être. Qui veut être ce qu’elle est. Qui demande — plus que demande, exige, avec toute la raison, avec tout son droit ; avec ce droit duquel elle a été privée presque jusqu’à aujourd’hui — être libre, qui demande pouvoir être elle-même.

Être, finalement, elle. Finalement, car : « La voilà en retard. Vraiment en retard ». Un retard qu’il faut réparer, qu’il faut changer. Car malgré que « Certains hommes — le plus souvent et pour la plupart — croient qu’elle vit dans un autre siècle », elle n’y vit pas ; elle ne veut y vivre pas.

Quotidienneté
C’est pour ça, pour savoir où est-elle — cette ‘elle’ qui est elle et au même temps toutes les femmes d’un âge similaire —, pour essayer d’établir sa situation actuelle, pour se décrire, que les premiers poèmes du livre sont pleins de annotations quotidiennes.

De ces annotations quotidiennes qui forment part de sa vie de chaque jour : « une berceuse tombée à la renverse » ; « un chien aboie » ; « Un chat grimpe de toutes ses griffes dans la moustiquaire. Une mouche vole dans la maison » ; « des patrons de tissage, de tricot et de couture » ; « les flammes du sapin/ la veilleuse de la soupente/ les chiffres du cadran de la cuisinière/ le néon de la salle de bain/ le rideau entoilé de la chambre ».

De cette vie où semble que n’y passe rien — « Rien ne se passe » —, mais qui, si on sait voir, si on fait attention aux détails (et dans cette œuvre tous les détails sont aussi (omni)présents qu’importants[4]) est si pleine, est si vive : « Quelques voitures passent » ; « Auparavant, il y a eu un camion taupe et une familiale noire » ; « Le temps passe, l’orage est sur le point de crever » ; « L’heure s’est évanouie » ; « les heures […] sonnent ».

Si vive et, ce qui est plus important, si vécue. Vécue à la façon d’une femme, qui vit pour elle et pour les autres. Cette vie de la maison mais aussi du dehors ; cette vie qu’elle voit où regarde de la fenêtre : « on y voit le fleuve, la maison des voisins/ la musique, le bac à compost/ des églantiers, un téléviseur et l’entrée » ; « la fenêtre donne tout, jette le fleuve ».

Danielle Fournier

Une vie
Cette vie d’elle d’aujourd’hui qui est — plus exactement, qu’elle croit ou sent qui est : en poésie, en art ce qui compte (plus) n’est pas la réalité, que qui (nous) passe, de qui (nous) devienne, mais ce qui nous sentons, ce qui nous émeut — la vie « avant l’orage ».

Cette vie qui, comme « les branches des arbres[,] se courbe[…] sous le vent ». Sous le vent des temps nouveaux, où « elle s’attend à ce que le ciel se déchire ». Cette vie au dehors de « ses lieux chargés et protecteurs ».

Cette vie et ce monde où règnent les « vrombi[ssements] », les « bruit[s] assourdissant[s] », les « rugissements ». Cette vie si étrange pour elle qui « maudit le[s] bruit[s] », qui ha vécu jusqu’à la, jusqu’à hier une vie de femme conventionnelle, une vie de maison, une vie où régnaient « des tissus et des pelotes de laine et de fils de coton ».

Une vie et un monde où faillait « met[re], dehors, le linge à sécher » et après « rentrer [les vêtements] avant la pluie ».

Louise Marois

Aujourd’hui
Une vie qu’il faudra qu’elle laisse derrière, car celle a été la vie d’hier et « c’est aujourd’hui », « Ce n’est ni hier ni demain », c’est « aujourd’hui » et, ce qui est plus important « elle le sait ». Elle le sait très bien. Elle sait que c’est un autre temps.

Et c’est pour ça qu’elle se demande, qu’elle veut savoir. Qu’elle veut savoir quelle est cette vie. Quelle est cette vie et surtout comme est-elle cette vie, cette vie nouvelle, cette vie d’aujourd’hui. Cette vie qui « hurle », qui lui fait « peur », mais qui « prend de front ».

Car elle veut vivre, car elle ne veut pas rester immobile, car elle veut avancer, avancer au-delà. Car, malgré la peur et l’étrangeté « elle n’est pas visée par ce qui se dresse devant elle. Elle marche sur des routes qui défient les données géologiques et hydrométriques ».

Hier
Mais pour ça, pour vivre cet aujourd’hui, pour avancer vers le demain il lui faut, au même temps, conserver le hier : « Au loin, un orage. Dedans, l’agitation de la mémoire ». Le conserver non uniquement à travers la mémoire, le souvenir, mais par l’art, par l’écriture : « elle s’efforce de mettre des mots sur les heures qui sonnent ».

Conserver le hier, le passé, car pour savoir qui sommes il nous faut savoir d’où est-ce que nous venons, il nous faut savoir quels sont nôtres origines. Et c’est pour ça que : « elle raconte les histoires d’un temps ancien et ne sait s’il faut rire ou pleurer devant tant d’innocence ».

Un hier « du chagrin. Ou plus justement contre lui ». Un chagrin qui ha dessiné son passé mais qui ne l’abandonne, « [qu’]elle […] fréquente ». Car ce chagrin forme part d’elle, la constitue, la fait être qui elle est. Car elle vient de ce chagrin et il lui faut conserver ce chagrin — « Elle lui demande de rester là, d’être dans sa vie, avec elle, autour d’elle, d’être dans sa voix » — pour être elle.

Pour être elle et pour obtenir des réponses. Ces réponses qu’elle n’a pas, que sait que peut-être elle n’aura pas, maos qu’il lui faut chercher. Chercher et rechercher, une et une autre fois.

Chercher et rechercher a travers de la parole, de l’art ; de l’unique moyen qui, peut-être pourra l’aider ; qui peut-être et seulement peut-être — qu’est-ce qu’est la vie mais cet éternel peut-être ? ; Qu’est-ce qu’est la poésie, qu’est-ce qu’est l’art mais cette éternelle (et intarissable) quête interrogative sur le peut-être ? sur tous les peut-êtres ? — pourra l’offrir un peu de lumière entre si d’obscurité : « nous cherchons la lumière/ pour son ombre/ sa mise à l’échec ».

Apprivoiser le chagrin
Un peu de lumière pour essayer de clarifier certains des doutes, de vaincre la peur, au moins, de l’effacer un peu. Soit d’essayer d’apprivoiser le chagrin : « comme si elle savait faire ça, domestiquer le chagrin et s’en accommoder tel un fruit tenant dans la paume de sa main ».

Mais ce n’est pas du facile, pas du tout facile, étant donné que le chagrin, la peur et le doute font partie d’elle, à tel point que tout se confond, à tel point que : « Elle ne différencie plus qui du chagrin ou des paroles bafoue ce qui lui tient à cœur ».

Un chagrin auquel elle ne renonce pas, qu’elle ne veut pas oublier, qu’elle veut garder complètement en elle, car il fait partie d’elle-même, car a fait d’elle ce qu’elle est. C’est à partir du chagrin qu’elle veut se renouveler, qu’elle veut affronter cet aujourd’hui qu’elle à devant, ce demain qui l’attend.

C’est pour cette raison que non seulement « Elle lui demande et lui redemande de marcher et de dépouiller son pas de ces pierres précieuses afin d’aller vers l’introuvable », d’aller là où elle n’a pas encore pu aller, de trouver ce que jusque-là lui était impossible de trouver, mais qui « lui demande de l’aimer ».

Car ce n’est qu’en préservant ce qu’elle était[5], qu’aimant ce qu’elle était, que si elle peut tenir à cœur ce qu’elle a tenu à cœur jusqu’à présent, qu’elle pourra aller de l’avant.

Faire un poème
Mais pour essayer de faire ça, pour essayer d’apprivoiser le chagrin, pour être femme, pour être elle, il lui faut transformer son expérience et son souvenir en art, en écriture, lui faut « faire un poème sans titre ».

Un poème, cependant, dans lequel il faut que soit très, très bien reflétée sa propre condition, cet « milieu étrange » qui est le sien, où l’extérieur et l’intérieur sont totalement mélangés — « un dehors dedans insaisissable »[6] —, où la maison et la nature sont une seule et même chose, où la maison et la nature forment une seule unité[7], où la vie sociale et la vie naturelle vont de pair.

Car même si elle vit dans une maison, elle ne fait rient d’autre que regarder par la fenêtre. Elle regarde non seulement ce que font les hommes et les femmes à l’extérieur, mais surtout la nature qui l’entoure. Cette nature si pleine de vie qu’elle si présente, si proche à elle.

Cette Île du monde sans laquelle elle ne saurait pas vivre. Une île du monde où le fleuve joue un rôle très important[8]. Le fleuve car, comme l’a découvert Hériclite, l’eau qui coule est tout, tout change, rien ne reste pareil et il faut s’adapter à ce qui arrive, à ce qui se passe ; à ce qui se passe à l’intérieur et, surtout, à l’extérieur de la maison.

Car, pour elle, sa vraie maison, la seule possible, est celle de la nature. Cette maison — cette île de la nature, ce fleuve toujours changeant du monde naturel dont elle est issue, dans lequel les premiers habitants du territoire ont tant puisé — a été sa maison et celle de son peuple depuis si longtemps, dans ce passé qui les temps modernes ont laissé derrière, que la (nouvelle) civilisation balaie mais qu’elle refuse de laisser derrière elle.

Car pour accepter le présent, il faut d’abord le reconnaître et le préserver, il faut connaître ses propres racines et les honorer.

vendredi 4, samedi 5 et dimanche 6 octubre mmxxiv

© Xavier Serrahima 2024
www.racodelaparaula.cat
www.xavierserrahima.cat
@Xavierserrahima
ORCID iD iconorcid.org/0000-0003-3528-4499

***

[1] « l’image de nous tombe, se redresse/ roule puis retombe ».
[2] « faut-il absolument en parler/ de ça, de ce que j’entrepose d’images/ tout entre dans mon corps, ma tête », « sans te taire ».
[3] À deux voix qui finissent par se complémenter parfaitement, en étant ou en devenant une seule et voix — « dans la rumeur des oiseaux d’un autre chemin/ je te suis » —, malgré sa différence : l’une, Danielle Fournier, écrit en prose poétique ; l’autre, Louise Marois, en poésie (disons) conventionnelle.
[4] « À remarquer », « son chapeau », « une épingle dans ses cheveux », « Quelques voitures passent, une blanche, une gris acier », « un cabriolet de couleur noire », « vêtus de pantalons légers et de t-shirts, des habits mous, visiblement fripés, déformés par les lessives », « les bouts de ficelles, les cailloux ou les tessons de vieille vaisselle ».
[5] « Elle lui demande de rester là dans ce milieu étrange qu’est le sien ». Étrange car : « Entend-elle seulement le feulement d’un peuple aux territoires usurpés, aux racines écorchées ? », « sa voix de peau rouge tannée au soleil de septembre ».
[6] « dans l’antichambre d’un ciel désordonné ».
[7] « eau étirée du fleuve/ maisons montées sur le lointain/ pays rêvé ou tout se défait ».
[8] « un fleuve lisse/ le rythme du bleu/ à coups de vent large/ dévore la barrière à laquelle tu fais face ».

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Author: Xavier Serrahima

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