À jamais, Jacques Brault, Éditions du Noroît, Montréal, 2023

À jamais, de Jacques Brault, Éditions du Noroît, Montréal, 2023

À jamais, Jacques Brault

Au-delà de la mort

Dans ce monde qui est le nôtre, utilitaire et utilitariste, où chaque jour qui passe tout se concentre et se focalise davantage sur ce qui sert à quelque chose, sur le profit — et, ce qui est encore plus grave, sur un profit éphémère, qui doit être remplacé le plus tôt possible par un autre profit — la pratique de la poésie peut paraître extemporanée. Extemporané car elle n’est pas utile, car elle n’est pas profiteuse. Car elle ne produit pas une satisfaction directe, immédiate.

Car nous avons le sentiment qu’elle ne comble pas le vide de nos vies consuméristes, toujours avides de la dernière nouveauté. De cette(s) nouveauté(s) essentielle(s) qui, dès qu’elle cessera d’être, dès qu’elle sera remplacée par une autre nouveauté, nous l’aurons oubliée. Complètement oubliée.

C’est précisément pour cette raison, pour être extemporanée, pour échapper au jeu — plutôt à la maladie ­ — des nouveautés, qu’il convient aujourd’hui de revendiquer plus que jamais la culture de la poésie et des arts : parce que ce qu’ils nous donnent, ce qu’ils nous offrent non seulement n’est pas oublié, ne passe pas, n’est pas laissé de côté, oblitéré, mais reste, laisse empreinte. Une empreinte profonde.

À jamais
À jamais, de Jacques Brault, Éditions du Noroît, Montréal, 2023À jamais, de Jacques Brault, Éditions du Noroît, Montréal, 2023, est un de ces livres qui nous redonnent le goût des choses qui restent, des choses qui comptent vraiment, des choses qui, une fois entrées dans notre vie, non seulement nous réchauffent et nous éclairent, nous réconfortent, nous soutiennent, mais elles le font pour toujours, elles nous accompagnent, nous donnant de la chaleur, jusqu’à la fin de nos jours.

Et, comme ils le soulignent Paul Bélanger et Emmanuelle Brault dans son introduction (ou « Dernier accompagnement »), cela car : « ainsi va la poésie sans finitude ».

Car la poésie, comme tout art qui mérite d’être qualifié — et donc apprécié — comme d’art, n’a pas et ne peut pas avoir de finitude ; elle ne finit jamais ; elle ne cesse jamais de produire — en fait, de suggérer[1], de pousser — de nouvelles significations, de nouvelles implications, de nouvelles connotations.

Car la poésie de ce poète québécois qui (malheureusement) nous a quittés il y a peu, bien qu’elle parle de la mort (sans doute l’une de ses références essentielles), elle ne peut être plus vivante. En outre, elle ne peut pas nous faire vivre plus. Elle ne peut nous inviter à vivre plus. Nous inviter à vivre avec la plus grande, la maxime intensité. J’oserais même dire, nous inviter à convertir notre vie en notre quête la plus importante, en notre aventure cruciale.

Elle nous invite — aussi évidente que cela puisse paraître — à faire de la vie, du fait de vivre, la raison de notre vie, de notre existence.

Elle nous invite à vivre la vie, à l’aimer.

Amour au-delà de la mort
Il nous invite à transformer l’amour à la vie — et l’amour en particulier ; l’amour avant tout — en la raison, le sens et la justification de tout. Pour que ait notre arrivée au dernier moment, au dernier port, nous pouvions dire, comme Francisco de Quevedo : « Car cendre vous serez quoique avec ardeur/ et si poussière donc, poussière d’un amour[2] ».

Ce dernier livre de poèmes de Brault est, avant tout, un chant. Un chant à l’amour constant, au-delà de la mort (qui est le titre, non par hasard, du poème de l’auteur espagnol que je viens de transcrire).

Un chant à cet amour qui, comme la poésie, non seulement survit à la mort, à n’importe quelle mort, mais la transcende ; qui, dans la mesure du possible, lui donne un sens ; qui la transforme en une réalité ; en une réalité, aussi — et encore plus — positive, dans la mesure du possible, en une réalité qui nous tient compagnie, qui nous offre et nous fournit chaleur, qui nous réchauffe.

Un amour (bien) au-delà de la mort qui se rapporte et se réfère d’abord à sa femme, sa bien-aimée Madeleine, à la mémoire de laquelle il dédie l’ouvre[3].

Cette Madeleine qui, que l’auteur en soit conscient ou non, est le « elle » ou le « toi » qui est présent dans tous les poèmes, même si, en théorie, ils ne lui sont pas dédiés, même si, en théorie, ils font référence à d’autres personnes ou auteurs : « Elle s’est éveillée couverte de pétales » ; « Elle s’enfargeait au seuil de sa maturité » ; « L’extasiée l’expirante c’est toi/ toujours » ; « elle reluit encore » ; « elle parlait se taisant/ à sa jeunesse enfuie » ; « Morte elle a fini par s’endormir/ au plein cœur de son corps de phalène » ; …

Poètes
Deuxièmement, cet amour au-delà de la mort dérive vers les poètes qu’il admire, qu’il estime, qu’ils soient actuels ou anciens. Des poètes auxquels il accorde une nouvelle voix — et donc une nouvelle vie — en les récupérant, en les rendant à nouveau présents ; en convertissant leurs mots et, surtout, leur dire, en un nouveau dire, en un dire ressuscité, en un dire qui reprend, encore une fois, la parole.

Le mot, l’art qui surmonte la mort, la caducité ou l’éphémérité du temps, qui réalise la magie qui fait que : « les filles de fou » retrouvent la « mémoire/ d’un lointain Nerval à moitié fou » ; que « Robert Desnos [murmure] » autre fois ; qu’« une fête foraine d’oiseaux nomades » arrête de « se fiche[r] d’un Baudelaire/ chat noir aux aguets chat de sorcière » ; de pouvoir écouter autre fois « la chère Anna Akhmatova » ; que « Tao Yuanming » recouvre sa voix ; de se promener, « brisé d’une ferveur secrète », par le Trieste[4] d’Umberto Saba, « jamais visitée en personne/ qu’on imagine » grâce à la poésie ; qui fait possible rassembler « le témoin » d’Ossip Mandelstam et de Paul Celan ; éviter l’oubli de Hedâyat, de Wang Wei, de Virgili, d’Apollinarie, d’André Frénaud[5], de Paul-Marie Lapointe[6] ou de Quevedo, déjà mentionné.

Il aurait pu rendre hommage à tous ces poètes[7], il aurait pu leur écrire une (belle et émouvante) élégie, mais il préfère aller plus loin et, bien que leur survie ait déjà été assurée grâce à leurs œuvres respectives, grâce au fait qu’ils — comme lui — ont fait de leur vie un art il préfère qu’ils reviennent, par sa main ; Il préfère que, de sa main, ils reviennent pour être présents, pour retrouver leurs visions.

Il préfère qu’ils puissent de nouveau faire entendre ses chants : « le jeune poète Guillaume dit Apollinaire/ qui chantait clair dans l’intime/ de ses amours adolescentes ».

Jacques Brault

Lui-même
Troisièmement il s’assure a lui-même cette survie au-delà de la mort en écrivant cet À jamais, qui n’est pas seulement le dernier de ses livres de poèmes — si dernier qu’il n’a été publié qu’à titre posthume, grâce à l’aimable accompagnement des auteurs de la (aussi belle qu’adéquate) introduction —, mais est aussi une sorte de testament ou de résumé final de son œuvre poétique.

Cette œuvre qui parle tant de la mort. Cette œuvre qui a fait de la mort sa compagne du chemin constante, permanente, inévitable. Une compagne que seule la beauté, que seule la culture de la beauté poétique et artistique, plastique — rien ne peut être plus cohérent et éclairant que les onze dessins de l’auteur qui illustrent le volume — permet de rendre, sinon consolante, du moins acceptable.

Une beauté, celle de l’art du mot — et celle de la musique du mot : Le dire poétique de Brault à beaucoup de sonore, de musicale[8] — ce qui permet non seulement de lutter contre l’horreur, toutes les horreurs, même les plus déchirantes ( « il n’y avait pas d’oiseaux à Auschwitz/ ils s’électrocutaient sur les clôtures/ et grillaient accrochés au fil de fer » ; « la Shoah » ), mais aussi de les dépasser.

Les dépasser, toujours dans la mesure du possible. Qu’est-ce que l’art, et plus particulièrement la poésie de l’auteur montréalais, si ce n’est une lutte pour (tenter de) transgresser les frontières ou les limites du possible ?

En fin de compte, c’est la beauté qui sauve tout. La « beauté sans pareille d’un jour », la « beauté intuable », souvent « cach[é] » mais toujours présente, malgré tant de désastres et tant d’horreur[9] ; « l’innocente beauté d’un beau jour » que, grâce à la poésie, a l’art, devient « beauté trop brillante[10] ».

Et néanmoins
Cette beauté, cette joie de vivre — au moins, désir ou envie de vivre — qu’il sait découvrir partout. Cette joie de vivre, cet espoir qui, même quand « l’oiseau désir meurt en plein vol » nous « frappé au front [comme] une évidence soudaine » ; cette clarté, lumière, ou petite lumière qui finit toujours par trouver ou voir[11] au bout de n’importe quel tunnel.

Cette volonté de vaincre les difficultés et les obstacles — toutes les difficultés et tous les obstacles — qui, comme cela arrive avec l’aussi montréalaise Louise Dupré, détermine que, même « à l’hiver », il finit par y voir « un ciel promis ».

Un ciel promis, une fin ou, du moins, un soulagement de la douleur et de l’horreur, qui le rapproche ou le ramène à l’enfance : « Première jeunesse adieu/ jasmin du temps perdu/ qui tombe avec le soir/ en pure perte » ; « des nénuphars/ aux joues enfantines s’endormaient confiants/ sur l’eau noire » ; « Soudain mon enfance me prend/ la main et m’amène je ne sais où »[12].

Car « la douleur qui chuchote/ dans la poésie vraie finit par s’endormir/       enfantine ». Car « ils se cramponnent au bonheur/ d’être là comme ici d’être ».

Car, au final, l’horreur finit par être vaincue : « Quittant sa tristesse masquée […]// le père corbeau/ […] rameute ses petits auprès de leur corbeille » ; « elle retrouvait// […] les turquoises échappés de l’aube// […] qui réchauffe[nt]/ au soleil sa figure tout écaillée » ; « l’effroi ne m’a pas fait son fruit/ peu à peu une étincelle a buissonné/ d’ombres/ lumineuses » ; « le temps se repose sur la paille/ De l’espace avec des airs de fête masquée » ; …[13]

Mais il le dit bien mieux que moi :

Par quel chemin de vie graciée
le bruant des neiges s’arrache-t-il
de la branche à demi cassée
toute fatigue abandonnée à la glace du sol
pour s’envoler vers un lampadaire
coiffé de neige vieillesse lumineuse

Poésie
La poésie, l’art, la création artistique, la beauté, qui, dans des mains habiles comme les siennes, séparent le monde de l’obscurité et de la douleur, qui transforment ce qui n’est pas en ce qui est, qui donnent la vie à ceux qui ne l’ont pas ou qui risquent de la perdre, qui transforment l’hiver en été et la nuit en jour.

Ceci est très bien souligné par la dernière partie du volume, « Bref… », composé de poèmes synthétiques qui, bien qu’ils ne le soient pas — ni ne prétendent pas l’être : son besoin expressif exigeait une liberté que ne lui permet pas aucune forme préétablie — rappellent les haïkus et les tankas japonais pour leur brièveté, pour leur volonté de dire beaucoup de choses en presque rien ; de dire tout ou presque tout en rien.

Poèmes qui réfléchissent sur la poésie elle-même : « Fabuler est une rassurance en ce monde/ qui n’existe pas   ou si peu ».

Sur cette poésie qui fait partie de la vie, indissolublement ; qui naît pour refléter la vie, pour devenir une métaphore de la vie : « Poésie, souffle vital, rien de moins,/ rien de plus ».

Et qui, en même temps, nous rapproche de la vie : « Le sens poétique est la justesse (et la justice… du poème ». Qui nous aide à le comprendre, à interroger le monde et à nous interroger nous-mêmes avec des mots, à travers le poème ; de ce poème qui « de sa langue offerte à tous, il insinue que le monde est/ autre à même son accessibilité courante ».

En conclusion, la poésie, le poème :

en chasse comme toujours d’on ne
sait quoi, brillante constellation qui réjouit le cœur et
l’apaise. Et le monde alors est nettoyé de ses cochonneries.
On est en joie dans le ciel et sur terre. Il fait bon d’exister
sans aucune justification.

mardi, 24 de octobre mxxiii

© Xavier Serrahima 2023
www.racodelaparaula.cat
www.xavierserrahima.cat
@Xavierserrahima
ORCID iD iconorcid.org/0000-0003-3528-4499

***

[1] « le bien et le beau de la langue, unis en une seule/ suggestion langagière, constituent la poétique de la poésie/ en tout poème. ».
[2] « serán ceniza, mas tendrá sentido;/ polvo serán, mas polvo enamorado », “Amor constante, más allá de la muerte”.
[3] « tu es là tu ne t’en vas pas ».
[4] « Trieste qui s’ensommeille/ entre mer et montagne/ au fond d’une Adriatique très sage », « Trieste triste sieste », « Trieste chargée de pénombres », « Trieste qui ne savait que faire/ d’un poète réfugié au cœur/     de l’innocence ».
[5] « humble auteur de poèmes humblement beaux ».
[6] Ce poète qui aussi défié la mort, et l’a vaincue grâce à l’art (de le mot) : « l’ineffable concrétion de Paul-Marie Lapointe :  “ tu ne mourras pas/ un oiseau portera tes cendres ” ».
[7] Et pas seulement les poètes, aussi Jacques Derrida.
[8] Musical pour l’intonation, pour le rythme, pour l’harmonie, pour l’euphonie, mais aussi par sa voix, avec (et dans) le dire : « le chant vespéral des grenouilles/ énamourées », « Apollinaire/ qui chantait clair », « une litanie étrange », « qui chantonnes », « une félicité/ chantante », « la grive qui chante en dormant/ comme l’ancien troubadour », « toute une musique sans loi ni règle », « Lente litanie qui va et vient », « ta voix/ inconnue écrit dans l’espace », « vieille chanson ensommeillée/ d’ombres », …
[9] « pays des mortes-fontaines » ; « une obscure/ buée d’étoiles éteintes » ; « tes cavités […] cernent/ une lumière grisâtre » ; « somnolence lazaréenne de la Terre/ tourmentée où vas-tu criblée de rêves ardus » ; « Robert Desnos agonisant/ relégué dans un camp d’extermination// […] il bégayait de douleur » ; « visage ruiné » ; « cœur prostitué » ; « l’horizon des larmes » ; …
[10] « elle reste belle, tu sais,/ Heureuse de rien, donnée ».
[11] « Au soir venu, certaines lampes/ s’allument pour mieux voir ce qui les aveugle// […] Le vent ralentit, s’arrête et disparaît »; « N’allume pas la lampe,/ ouvre plutôt les yeux. ».
[12] « comme nouveau-né ».
[13] « s’étant exilés à tout jamais/ de la bêtise aux yeux vides » ; « les brouillards remontent/ les pentes » ; « on sait que là-haut le soleil viendra » ; « les apparences délivrées de la nuit/ sortent au point du jour reprennent/ leur place et font leur office » ; « Quel gouffre ne se lasse pas de nous suivre » ; « Les ténèbres se retiraient en soupirant/ d’un trou noir comblé » ; « revanche finale de l’herbe sauvage »

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Author: Xavier Serrahima

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