
Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar
Cherchant l’homme
En ce notre temps de littératures uniformes et uniformisés, je ne crois pas qu’il y puisse avoir une meilleure proposition que de se réfugier dans les classiques. À commencer par ceux du 20ème siècle qui ont suffisamment d’années derrière eux pour trouver leur place sûre, pour mériter un bilan plus objectif — et surtout (beaucoup) plus équilibré — que les plus récents.
S’immerger dans Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar, Éditions Gallimard, Paris, 1971 — version catalane : Mémoires d’Adrià, traduction de Jaume Creus, Éditorial Laia, Barcelone, 1983 —, c’est retrouver le goût de la littérature entendue comme bel art.
Comme un bel art dont le but est de nous parler de l’âme ou de la condition humaine. Dont le but est de nous faire voyager à l’intérieur de nous-mêmes. De cet nous-mêmes que, en faisant partie de la race humaine, nous pouvons reconnaître en toute personne.
La personne
Car, autant que ce qui nous est offert est le souvenir historique — (très) détaillé, exhaustivement documenté — de l’empereur Hadrien, en vérité ce qui compte le plus et ce qui nous attire le plus dans ce roman n’est pas l’empereur Hadrien, mais Hadrien lui-même ; l’Hadrien personne.
Cette personne qui avait tout mais qui a perdu ce qu’il aimait le plus. Qu’il a perdu ce que, sans s’en rendre compte — du moins, sans s’en rendre compte suffisamment ; sans en avoir une pleine conscience — il donnait raison, couleur, chaleur et sens à son existence.
Si l’œuvre de l’auteure française elle est toujours aussi valable qu’au premier jour, si non seulement elle nous attire mais nous sentons qu’elle nous appartient, si nous nous sentons appelés à poursuivre la lecture, ce n’est pas à cause d’aucun des subterfuges de la littérature dominante actuelle — ce n’est pas parce qu’elle nous offre une intrigue intrigante (plutôt un scénario : la plupart des romans de nos jours ne sont guère plus que des scénarios de films hollywoodiens) qui nous oblige à lire jusqu’à la dernière page ; ce n’est pas pour soulever un sujet brûlant ; ce n’est pas à cause de l’extravagance ou de l’originalité imposée — mais parce qu’elle nous plonge pleinement dans une vie avec laquelle nous pouvons immédiatement nous identifier, parce qu’elle nous plonge dans une vie qui ne peut être plus (authentiquement) humaine.
Humanité
C’est parce qu’en tant que lecteurs, il nous arrive la même chose que lui arrive à Hadrien lorsqu’il écrit. Lorsqu’il écrit des lettres adressées à un Marco que nous ne connaîtrons qu’à la fin du roman : « La lettre écrite m’a enseigné à écouter la voix humaine[1] », (p. 30).
C’est parce qu’il est difficile, pour non-dire impossible que nous nous identifions ou nous reconnaissons en l’empereur, mais en l’homme, il nous est plus aise : « j’avais lutté de mon mieux pour favoriser le sens du divin dans l’homme, sans pourtant y sacrifier l’humain[2] », (p. 181).
C’est parce que, bien peu importe combien il nous dit que : « J’ai rêvé parfois d’élaborer un système de connaissance humaine basé sur l’érotique[3] », (p. 22), le système de connaissance humaine qu’il finit par élaborer (plus précisément, qu’il finit pour trouver) est basé sur la mémoire, sur l’analyse du passé. Seul ce système lui permettra d’atteindre son objectif essentiel : « la seule connaissance de mon juste poids d’homme[4] », (p. 15).
Un objectif qu’il ne lui sera possible d’atteindre qu’en s’étudiant soi-même, en étudiant : « cet étroit canton d’humanité qu’est moi-même[5] », (p. 26). En s’étudiant, en s’étudiant son passé et laissant par écrit son étude. En rédigeant son étude et les réflexions et apprentissages qu’elle implique.
Regardant en arrière
En s’étudiant quand il est déjà grand. Quand il est assez âgé, quand il a assez vécu pour voir son existence avec un recul suffisant, aven une perspective suffisante. Plus précisément, lorsqu’il voit déjà sa mort imminente, lorsqu’il voit très clair que s’il attend plus tard, il ne lui sera plus possible de le faire : « Je n’en suis pas moins arrivé à l’âge où la vie, pour chaque homme, est une défaite acceptée[6] », (p. 12) ; « Serai-je emporté par la dixième crise, ou par la centième ? Toute la question est là[7] », (p. 13).
Pas comme une idée préconçue, mais lorsqu’il a commencé à écrire ce qui devait être à l’origine une seule lettre, son texte finit par se transformer en une longue évocation. En une évocation réflexive : « Peu à peu, cette lettre commencée pour t’informer des progrès de mon mal est devenue le délassement d’un homme […], la méditation écrite d’un malade qui donne audience à ses souvenirs. Je me propose maintenant davantage : j’ai formé le projet de te raconter ma vie[8] », (p. 29, c’est moi qui souligne).
Évocation personnelle
Comme l’indique très bien le narrateur lui-même, il s’agit d’une évocation personnelle, sans aucune prétention particulière, il s’agit : « [d’]un récit dépourvu d’idées préconçues et de principes abstraits, tiré de l’expérience d’un seul homme qui est moi-même[9] », (Ibidem).
Une évocation ou récit qui, comme elle a commencé d’une certaine manière et s’est terminée d’une autre manière inattendue, il ne sait pas où elle va le mener : « J’ignore à quelles conclusions ce récit m’entraînera. Je compte sur cet examen des faits pour me définir, me juger peut-être, ou tout au moins pour me mieux connaître avant de mourir[10] », (Ibidem).
Un récit qui, comme tous ceux qui expliquent la vie d’un homme — et je ne me lasserai pas de souligner que cet ouvrage est avant tout l’histoire d’un homme et non celle d’un dieu, d’un héros ou d’un personnage légendaire —, est sous réserve du manque de fiabilité humaine.
Un récit qui est soumis à l’inconstance qui caractérise l’être humain : « Au plus profond, ma connaissance de moi-même est obscure, intérieure, informulée, secrète comme une complicité[11] », (p. 32) ; « Ma vie a des contours moins fermes. Comme il arrive souvent, c’est ce que je n’ai pas été, peut-être, qui la définit avec le plus de justesse[12] », (Ibidem) ; « Les plus opaques des hommes ne sont pas sans lueurs[13] », (p. 51) ; « Tout est si compliqué dans les affaires humaines[14] », (p. 112) ; « je ne me pique pas d’être plus conséquent qu’un autre[15] », (p. 249).
Mémoire
Raison de plus, car l’évocation repose sur la mémoire, élément on ne peut plus fragile et instable : « Les dates se mélangent : ma mémoire se compose une seule fresque où s’entassent les incidents et les voyages de plusieurs saisons[16] », (p. 178) ; « je m’acharnais à exiger de ma mémoire une exactitude insensée[17] », (p. 224).
Parce que, autant son intention est d’expliquer sa vie, Hadrien est clair que : « rien ne m’explique[18] », (p. 34) ; pour Hadrien il est clair que toute explication modifie, plus ou moins, ce qu’elle cherche à expliquer. À plus forte raison, quand ce qui écrit se laisse tenter par la beauté : « j’avais parfois l’impression de sentir dans nos paroles une certaine fausseté ; la vérité disparaissait sous le sublime[19] », (p. 241).
Expliquer ou évoquer sa vie pour atteindre la permanence, pour éviter que la mort n’efface pas sa mémoire : « Mais un mort a droit à cette espèce d’inauguration dans la tombe, à ces quelques heures de pompe bruyante avant les siècles de gloire et les millénaires d’oubli[20] », (p. 123) ; « Nos portraits romains n’ont qu’une valeur de chronique : copies marquées de rides exactes ou de verrues uniques, décalques de modèles qu’on coudoie distraitement dans la vie et qu’on oublie sitôt morts[21] », (p. 146, c’est moi qui souligne).
Comment est-il évoqué
Cependant ce qui est essentiel, en matière de littérature, c’est la manière dont cette évocation est produite : dans l’art, dans la création artistique, le comment toujours est (il devrait être) plus important que non pas le quoi ; quoique, bien sûr, le comment doive (devrait) dépendre — plutôt que dépendre, surgir, découler — du quoi.
La manière dont Yourcenar nous transmet ou nous fait partager la mémoire (et donc la vie) d’Hadrien, c’est une manière qui lui a coûté beaucoup d’années pour trouver. Et quand je dis « manière », j’entends style, orientation, perspective.
Car, comme il l’explique fort bien dans son Carnet de notes de Mémoires d’Hadrien, un texte au moins aussi intéressant et enrichissant que le roman lui-même — tout, ou presque, dépendait de cette approche.
Le roman ne pouvait que décoller — devenir réalité ; commencer à avoir une existence — à partir du moment où elle a trouvé ou vu cette perspective, cette approche ou cette forme ; quand la voix dont elle avait besoin lui apparut : « Si j’ai choisi d’écrire ces Mémoires d’Hadrien à la première personne, c’est pour me passer le plus possible de tout intermédiaire, fût-ce de moi-même. Hadrien pouvait parler de sa vie plus fermement et plus subtilement que moi[22] », (p. 330).
Une voix hybride
Hadrien — et, qui dit Hadrien, dit que l’écrivaine qui devienne Hadrien en écrivant le roman — « sait que ce qui compte est ce qui ne figurera pas dans les biographies officielles, ce qu’on n’inscrit pas sur les tombes[23] », (p. 296) et que, donc, si ce qu’il veut, c’est conserver sa mémoire, si son but est d’obtenir « une image de ma vie telle que j’aurais voulu qu’elle fût[24] », (Ibidem), cet « don nécessaire pour mourir en paix[25] », (Ibidem), si ce qu’elle veut c’est que « l’aventure de mon existence prend un sens[26] », (Ibidem), ce qu’il lui faut c’est que le texte qu’elle écrit « s’organise comme dans un poème[27] », (Ibidem).
Ce qu’il lui faut donc c’est que sa voix est hybride ; que sa voix est non uniquement narrative mais sinon, aussi — aussi et au même temps ; au même temps et aussi — poétique : « J’ébauchai pourtant à cette époque un ouvrage assez ambitieux, mi-partie prose, mi-partie vers, où j’entendais faire entrer à la fois le sérieux et l’ironie, les faits curieux observés au cours de ma vie, des méditations, quelques songes ; le plus mince des fils eût relié tout cela ; c’eût été une sorte de Satyricon plus âpre. J’y aurais exposé une philosophie qui était devenue la mienne, l’idée héraclitienne du changement et du retour[28] », (p. 236).
Un monde plus vaste ou plus beau
Parce que : « les poètes nous transportent dans un monde plus vaste ou plus beau, plus ardent ou plus doux que celui qui nous est donné, différent par là même [29] », (p. 30). Parce que : « J’ai goûté surtout les poètes les plus compliqués et les plus obscurs, qui obligent ma pensée à la gymnastique la plus difficile, les plus récents ou les plus anciens, ceux qui me frayent des voies toutes nouvelles ou m’aident à retrouver des pistes perdues[30] », (p. 43).
Elle l’exprime, admirablement, dans un paragraphe que je crois que, comme une conclusion, doit être transcrit dans son intégralité :
Antimaque avait mieux compris le mystère des horizons et des voyages, et l’ombre jetée par l’homme éphémère sur les paysages éternels. Il avait passionnément pleuré sa femme Lydé ; il avait donné le nom de cette morte à un long poème où trouvaient place toutes les légendes de douleur et de deuil. Cette Lydé, que je n’aurais peut-être pas remarquée vivante, devenait pour moi une figure familière, plus chère que bien des personnages féminins de ma propre vie. Ces poèmes, pourtant presque oubliés, me rendaient peu à peu ma confiance en l’immortalité[31]. (p. 236).
samedi, 29 avril del 2023
© Xavier Serrahima 2023
www.racodelaparaula.cat
www.xavierserrahima.cat
@Xavierserrahima
orcid.org/0000-0003-3528-4499
Si vols llegir aquesta anàlisi literària en català, fes click en aquest enllaç.
***
[1] “La lletra escrita m’ha ensenyat a escoltar la veu humana”, (Mémoires d’Adrià, traduction de Jaume Creus, Éditorial Laia, Barcelone, 1983, p. 25).
[2] “havia lluitat tan bé com sabia per propiciar el sentit de la divinitat en l’home, sense sacrificar-hi, però, el que és humà”, (p. 166).
[3] “De vegades he somniat en elaborar un sistema de coneixement basat en l’eròtica”, (p. 17).
[4] “el fet de conèixer únicament el meu exacte pes d’home”, (p. 10).
[5] “l’estreta parcel·la d’humanitat que sóc jo”, (p. 21).
[6] “Nogensmenys, he arribat a l’edat en què la vida és una derrota acceptada”, (p. 8).
[7] “[Moriré] […] Serà la crisi que faci deu o la que faci cent? La qüestió és simplement aquesta”, (p. 9).
[8] “A poc a poc, aquesta carta començada per informar-te dels progressos del meu mal s’ha convertit en el desfogament d’un home […], en la meditació escrita d’un malalt que dóna audiència als seus records. Ara em proposo anar més lluny: m’he format el projecte de contar-te la meva vida”, (p. 24, el subratllat és meu).
[9] “[d’]una relació desproveïda d’idees preconcebudes i de principis abstractes, treta de l’experiència d’un sol home, que sóc jo mateix”, (Íd.).
[10] “Ignoro a quines conclusions em portarà aquesta relació. Compto que aquest examen dels fets em serveixi per definir-me, per jutjar-me potser, o, si més no, per poder-me conèixer millor abans de morir”, (Íd.).
[11] “En el més profund, la coneixença que tinc de mi mateix és obscura, interior, inexpressada, secreta com una complicitat”, (p. 27).
[12] “La meva vida té uns contorns menys estables. Com sol passar, és allò que no he estat, potser, el que la defineix amb més justesa”, (Íd.)
[13] “Ni els més opacs dels homes deixen de tenir els seus punts de lluïssor”, (p. 44).
[14] “Tot és tan complicat en les qüestions humanes”, (p. 102).
[15] “no pretenc ser més conseqüent que qualsevol altre”, (p. 232).
[16] “Les dates es confonen: la meva memòria compon un sol fresc on s’encabeixen els incidents i els viatges de diverses estacions”, (p. 164).
[17] “m’aferrissava a exigir de la meva memòria una exactitud insensata”, (p. 207).
[18] “res no m’explica”, (p. 29)”.
[19] “jo tenia de vegades la impressió de notar en les nostres paraules una certa falsedat; la veritat desapareixia sota l’efecte del sublim”, (p. 225).
[20] “Però un mort té dret a aquesta mena d’inauguració de la tomba, a aquestes hores de pompa clamorosa abans de segles de glòria i mil·lenaris d’oblit”, (p. 112).
[21] “Els nostres retrats romans no tenen sinó un valor de crònica: còpies marcades amb arrugues exactes o amb berrugues úniques, calcades de models que hom troba distretament en la vida de cada dia i que hom oblida tan bon punt són morts”, (p. 134, el subratllat és meu).
[22] “Si he triat d’escriure aquestes Memòries d’Adrià en primera persona ha estat per poder prescindir al màxim de qualsevol intermediari, fins de mi mateixa. Adrià pot parlar de la seva vida més fermament i més subtilment que jo”, (p. 309).
[23] “sap que el que compta és el que no figurarà en les biografies oficials, el que no s’inscriu sobre la tomba”, (p. 278).
[24] “una imatge de la meva vida tal com jo hauria volgut que fos[24]”, (Íd.), aquest “do necessari per morir en pau”, (Íd.).
[25] “do necessari per morir en pau”, (Íd.).
[26] “l’aventura de la meva existència adquireixi un sentit”, (Íd.).
[27] “s’organitz[i] com un poema”, (p. 278).
[28] “estava preparant en aquella època una obra força ambiciosa, mig en prosa, mig en vers, on pretenia fer entrar a la vegada la ironia i la serietat, els fets curiosos observats al llarg de la meva vida, meditacions, alguns somnis; hauria estat una mena de Satiricó, però més agre. Hi volia exposar una filosofia que havia esdevingut la meva, la idea heraclitana del canvi i el retorn”, (p. 220).
[29] “els poetes ens transporten a un món més bast o més bell, més ardent o més dolç que el que ens és donat, diferent per això mateix”, (p. 27).
[30] “M’he estimat sobretot els poetes més complicats i els més obscurs, que són el qui obliguen el pensament a la gimnàstica més difícil, i tant els més recents com els més antics, aquells que m’obren camins del tot nous o m’ajuden a retrobar pistes perdudes”, (p. 38).
[31] “Antímac havia entès millor el misteri dels horitzons i dels viatges, i l’ombra projectada per l’home efímer sobre els paisatges eterns. Havia plorat apassionadament la seva esposa Lide; havia donat el nom de la morta a un llarg poema, on tenien cabuda totes les llegendes de dolor i de dol. Aquella Lide, que potser viva no hauria cridat la meva atenció, morta esdevenia per a mi una figura familiar, més cara que molts dels personatges femenins de la meva vida. Aquells poemes, tot i així gairebé oblidats, em retornaven a poc a poc la confiança en la immortalitat”, (p. 219).
Un text meravellós el de Marguerite Yourcenar.