
Le temps retrouvé I, Marcel Proust
(Commencer à) mettre tout en place
Malgré le bon travail qui a été fait ces dernières années, je crains que la majorité les lecteurs éprouvent encore une certaine prévention — pour ne pas dire, directement, de la peur — à aborder le colossal À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust. Ils éprouvent une prévention ou peur de ne pas être à sa hauteur, de ne rien comprendre. Qu’elle soit une œuvre, une littérature, qui n’est pas pour eux. Une littérature où ils ont plus à perdre qu’à gagner. Une littérature qui, comme l’Ulysse de James Joyce, est presque un incontournable si on n’a une guide de voyage (ou accompagnant) bien près.
S’ils ressentent ce genre de prévention ou de peur, que seule une version élitiste de la littérature pourrait justifier, la meilleure chose qu’ils puissent faire est probablement de l’essayer. Essayer de s’y plonger de la même manière qu’il convient de se plonger dans la lecture de la poésie : avec suffisamment de temps et de calme, les yeux — de l’esprit, surtout — grands ouverts et sachant que l’œuvre n’est pas écrite mot en clé. Et, encore moins, en une seule clé, qu’il faut déchiffrer. Sinon que la clé (toujours en italique ; toujours métaphorique), nous l’avons, et nous ne pouvons l’avoir, qu’en nous. Que ce que nous y voyons ou y trouvons c’est ce que nous devions voir ou trouver.
Lire Proust
Parce que lire Proust est si simple — plus précisément, cela devrait être si simple : malheureusement, dans ce monde moderne qui est le nôtre, nous nous étêtons en plus en plus a nous compliquer tout, a nous refuser le temps de faire ce que nous aimerions faire — comme ouvrir n’importe quel volume de La recherche à n’importe quelle page, au hasard, et commencer à lire. Lire Proust est si simple comme être en pleine disposition à nous laisser séduire par la lecture. Pour le plaisir sublime de la lecture.
Sans nous soucier, d’emblée, de ce que nous lisons, de ce qu’il veut nous dire ce qui nous lisons. En nous limitant — plutôt que nous en limitant, ce qui donne une connotation négative, nous concentrant — à savourer la lecture. À goûter la joie inimitable que nous procure la lecture de la prose proustienne. La jouissance émotionnelle, immédiate, enivrante que la musique — et la musicalité — de ses paroles produit ou nous transmet.
Nous mettant, donc, dans la même situation perceptive ou sensible dans laquelle nous nous trouvons lorsque nous assistons à une symphonie ou à un concert, où nous nous laissons transporter par ce que nous ressentons et nous ne considérons qu’il faille y chercher une signification ou un sens.
Si nous agissons de cette façon, si sommes capables d’avoir toujours présent à l’esprit un principe qui devrait être (absolument) essentiel mais que trop souvent, sinon presque toujours, nous oublions — que toute œuvre d’art ne s’adresse pas à la (notre) raison, mais à les (à nos) sentiments, que les créations artistiques c’est du cœur qui se créent et, donc, c’est aussi du cœur qu’il faut les lire, que Proust non seulement ne nous fait aucune peur, mais qu’il nous captive ; que sa prose harmonieuse ou symphonique nous transporte là où très, très, très peu d’écrivains nous ont transportés : au pays où le mot devient magie et la lecture plaisir — la joie de lire deviendra inoubliable.
Le temps retrouvé
Avec Le temps retrouvé I (El temps retrobat I, en catalan, Edicions Viena, 2022, traduction de Josep M. Pinto), Folio Gallimard, 1990, nous nous approchons de la fin de la grande œuvre de l’écrivain français. Nous faisons cette approche à la fin entrant en contacte avec un narrateur qui commence à se rendre compte qu’il s’approche à cette fin. Qu’il s’y approche et, donc, il est arrivé le moment de réfléchir. Réfléchir non seulement sur sa vie et à celle de tous ceux qui l’entourent, à tous ceux qui ont été importants dans sa vie, mais aussi à sa propre fonction ou condition de narrateur.
Et, plus encore, de narrateur dans le temps. De ce narrateur qu’il trouve, dans le temps, dans une tentative de récupérer le(s) temps passé(s) à travers la littérature, à travers l’évocation, sentimentale et sensible, de souvenirs. Des temps, des souvenirs, des expériences qui ont fait de lui ce qu’il est, qui l’ont amené à être qui il est et comme il est, qui l’ont façonné.
De ces temps, de cet d’où je viens, de ce(s) passé(s) qui n’ont fait ce qu’il est maintenant que, cet homme qui « dans cette demeure un peu trop campagne qui n’avait l’air que d’un lieu de sieste entre deux promenades […], dans le vaste tableau verdoyant je reconnus […] le clocher de l’église de Combray. […] ce clocher […] qui, mettant ainsi sous mes yeux la distance des lieues et des années, était venu, au milieu de la lumineuse verdure et d’un tout autre ton, si sombre qu’il paraissait presque seulement dessiné, s’inscrire dans le carreau de ma fenêtre.», (p. 3, c’est moi qui souligne).
La distance des années
La distance des lieues et des années parce que le voyage narratif de Proust il est en le temps — en réalité, dans où entre les diverses temps — qu’il le fait. Que son narrateur, qu’il ne faut jamais confondre avec lui-même, se déplace. Qu’il s’était déplacé pendant les six précédents — 12, dans l’édition soignée de Vienne — volumes. Un changement dans — et à travers — les souvenirs.
De tous ces déplacements temporels qui, en voyant comment les autres ont évolué ou changé ( « [Robert i]l était bien différent de ce que je l’avais connu », (p. 4), ils l’ont fait, a son tour, changer. Ils l’ont emmené là où il est maintenant.
Un maintenant d’où il se souvient ou récupère — et, littérairement, crée — le passé en prenant comme base non pas tant les souvenirs eux-mêmes, ces souvenirs qu’il faut faire un effort conscient pour qu’ils émergent, mais la « mémoire involontaire », (p. 5), mais non pas la « mémoire involontaire des membres, pâle et stérile », (Idem.), mais l’autre, qui vive plus longtemps, comme certains animaux ou végétaux inintelligents vivent plus longtemps que l’homme », (Idem.). Cela qui provienne donc des « réminiscence[s] éclose[s] », (Idem.), de l’inconscient.
Réminiscences que seule l’excitation fortuite ou involontaire des sens peut faire dénouer (dé-nouer) ou réveiller (ré-veiller) : « [Robert j]’eus […] du reste l’occasion […] à Tansonville, de l’y apercevoir une fois dans le monde, et de loin, où sa parole malgré tout vivante et charmante me permettait de retrouver le passé », (p. 9, c’est moi qui souligne).
Retrouvement du passé
Retrouvement ou, pour le dire plus précisément, récupération du passé, qui s’appuie non pas sur la mémoire la plus immédiate, et donc moins mûre, moins cultivée par le temps qui passe, mais sur la mémoire à long terme, dans celle qui, au fil les années, a porté ses fruits : « Peut-être pourtant ce côté mensonger, ce faux-jour n’existe-t-il dans les mémoires que quand ils sont trop récents, quand les réputations s’anéantissent si vite, aussi bien intellectuelles que mondaines (car si l’érudition essaye ensuite de réagir contre cet ensevelissement, parvient-elle à détruire un sur mille de ces oublis qui vont s’entassant?)», (p. 29).
Récupération ou reconstruction — reconstruction littéraire, artistique mais aussi psychologique et existentielle — du passé à travers les mécanismes qui déclenchent la mémoire involontaire. Cette mémoire qui, sans que nous en soyons conscients — du moins suffisamment conscients — s’enracine en nous et établit des relations et nuances : « les navettes agiles des années tissent des fils entre ceux de nos souvenirs qui semblaient d’abord les plus indépendants », (p. 155).
Reconstruction
Des souvenirs, des mémoires, qui se croisent et se croisent, qui s’entrecroisent. Et qui, en s’entrecroisant, ils façonnent le tissu de la vie, de ce qui nous a amenés à être ce que nous sommes. Qu’ils rendent possible la reconstruction, toujours hypothétique, toujours provisoire — « soit qu’elle y vît une sorte d’excuse indirecte pour Robert, soit que celui-ci, partagé comme son oncle entre un silence sévère à l’égard de ces sujets et un besoin de s’épancher et de médire, l’eût instruite pour beaucoup », (p. 11) ; « soit que la nôtre [boucherie] craignît de perdre notre clientèle, soit qu’elle fût de bonne foi », (p. 64) — d’une existence.
Reconstruction d’une vie qui lui permet de s’y plonger, de l’analyser et, dans la mesure (limitée) que ca c’est possible, de la comprendre, et aussi, dans la mesure (encore plus limitée) possible, de se comprendre lui même : « Si j’avais compris jadis que ce n’est pas le plus spirituel, le plus instruit, le mieux relationné des hommes, mais celui qui sait devenir miroir et peut refléter ainsi sa vie, fût-elle médiocre qui devient un Bergotte », (p. 28, c’est moi qui souligne).
Une compréhension (et une autocompréhension) qui lui offre la possibilité, dans ce dernier tome, de tout voir d’un plus grand œil et de tout mettre — ou remettre (re-mettre) — en place. Le remettre en place à l’aide de la mémoire et de l’imagination ; de ce qui, grâce au dépôt de la mémoire, permet à l’imagination (et à la réflexion) de se saisir en clair de la vie passée : « en entendant cette femme qui, en passant par tant de milieux vraiment distingués, a gardé pourtant dans sa parole un peu de la verdeur de la parole d’une femme du peuple, une parole qui vous montre les choses avec la couleur que votre imagination y voit, l’eau me vient à la bouche de la vie qu’elle me confesse avoir menée là-bas », (p. 19, c’est moi qui souligne).
Courantes transversales
Une compréhension de ce que — et qui — nous sommes. Une compréhension de qui est il, qui a beaucoup à voir avec l’expérience qu’il vivait avec Albertine : « j’établissais un courant transversal entre deux séries de souvenirs, que je songeais qu’il était le même qui avait amené le départ d’Albertine de chez moi. Et encore ce courant transversal aboutissait, en ce qui concernait ces reliques de souvenirs d’Albertine, à une voie s’arrêtant en pleine friche, à plusieurs années de distance. Car je ne pensais plus jamais à elle. C’était une voie de souvenirs, une ligne que je n’empruntais plus jamais », (p. 37, c’est moi qui souligne).
Une Albertine qui était le principe de tant et tant de choses. Et qui, par conséquent, doit être présent à la fin : « une fois je pensai à ce nom de Juliette qui était monté du fond du souvenir d’Albertine comme une fleur mystérieuse. Mystérieuse alors, mais qui aujourd’hui n’excitait plus rien », (p. 38, c’est moi qui souligne); « il y avait une autre forme vivante que j’avais vue pour la première fois sur la plage de Balbec et qui maintenant n’existait, non plus, qu’à l’état de souvenir, c’était Albertine, foulant le sable ce premier soir, indifférente à tous, et marine, comme une mouette », (p. 154, c’est moi qui souligne).
dimarts, 8 de març del mmxxii
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