
Je parle de vos silences, Simon Painchaud
Je vous parle avec votre silence
Pour lire poésie il faut savoir ouvrir bien ouverts les yeux, il faut savoir voir. Il faut savoir voir au-delà de ce qu’on lit, de ce que nous lissions, au-delà de l’apparence. Au-delà de la première apparence. Il faut lire avec les yeux, mais avec l’aide du cœur, des sens et, aussi, de la pensée.
Pour n’écrire il faut, aussi, être très observateur. Il faut, aussi, avoir toujours les yeux — et le cœur — bien ouverts. Il faut savoir garder les oreilles grandes ouvertes, être capable de capter même les sons les plus faibles. Pas seulement les sons les plus légers, mais aussi les nuances sonores les plus infimes, presque inaudibles. Ces sons presque inaudibles — le bruit de la pluie juste avant qu’il ne pleuve, par exemple — mais qui en disent long.
C’est précisément ce qu’il fait Simon Painchaud avec Je parle de vos silences, Éditions du Noroît, Montréal, septembre 2023 : écouter. Écouter les voix meutes. Écouter ces voix qui ne peuvent pas parler, ces voix qui ne peuvent plus parler, mais qui, peut-être à cause de cela, parlent tellement ; qui peut-être a cause de cela lui disent tellement. Elles lui disent et nous disent, à partir du moment où il décide de les partager avec nous.
Récupérer les voix
La raison d’être du recueil de poèmes elle est très bien établie dans la dédicace : « À vous qui me portez sur vos épaules/et à toi qui grandiras sur les miennes ». Il s’embarque dans une tentative de récupérer les voix de ses ancêtres afin de savoir qui il est, pour retrouver les racines de son passé et pour les donner en héritage à ceux qui le suivront.
Une quête donc qui veut découvrir d’où il vient pour savoir où il doit aller. Une quête des fondations qui lui permettent de continuer à tenir debout ; qui lui permettent de savoir où mettre les pieds, s’il veut se tenir debout sur ceux qui l’ont précédé.
C’est en ce sens que les deux citations qui ouvrent le livre sont on ne peut plus appropriées — « On ne peut faire monter dans la barque un passé/ qui se débat encore dans les remous du présent », de Hélène Dorion ; « Je m’apprête à vivre comme/ si j’avais/ une vie derrière », de Pierre Ouellet —, étant donné qu’il est impossible de vivre le présent sans comprendre qu’il est le fruit du passé ; puisqu’il est impossible d’avancer vers l’avenir sans connaître (très) bien nos racines.
Poésie photographique
Dès le premier vers, il nous indique quel est son point de départ : « Mon grand-père était photographe. En 1948, il commence à réaliser des portraits de sa famille. […] il manipule la lumière, fait apparaître des visages depuis des lacs immobiles ».
Et c’est ce que lui, en bon héritier de son grand-père, fait avec la poésie : il ne manipule pas la lumière, mais les mots. Et non pas pour faire apparaître des visages, mais pour faire apparaître des voix. Pour faire ressortir les voix meutes. Pour faire parler leurs silences.
Pour que les photographies de ceux qui ne sont plus la puissent parler pour eux. Pour que les photographies de ceux qui ne sont plus là lui parlent. Pour qu’ils lui parlent et le nourrissent. Pour le nourrir avec la sève de ses racines : « Je soulève les photos,/ cherche dans leurs tombeaux de colle les abords/ d’un fleuve nourricier ».
Il soulève les images pour soulever les mots qu’elles contiennent, qu’elles sauvent. Ces mots qui ne se soulèveraient pas — qui ne diraient rien, qui resteraient muets, silencieux, qui ne nourriraient pas, qui ne créeraient pas de racines ni de fondations —, s’il ne soulevait pas les photographies. Si, en les soulevant, il ne les avait pas donnés la vie ; si, en les soulevant, il ne les avait pas ressuscités.
Éviter la disparition
Les photographies conservent l’image mais elles ne font vivre ou revivre. Le souvenir reste toujours le même : « Mon/ grand-père avait le don d’arrêter le sang ».
Face à cette évidence, le poète se demande si la parole peut nous amener plus loin, si elle peut faire bouger le sang que la photographie a arrêté : « Et si/ l’écriture pouvait l’éclaircir ? ».
Et il se rend compte que oui, qu’au contraire que la photographie, l’écriture leur permet de respirer — « je tiens les coins/ de chaque pièce dans laquelle ils respirent » — et les fait renaître : « Je renverse/ leur disparition ».
Et, en renaissant, en évitant leur disparition, en leur donnant la parole, elles deviennent mémoire : « je / […] place des enclumes pour cueillir/ l’eau-mémoire ».
Cette “eau-mémoire” qui, comme nous l’avons vu dans le vers précédent, elle crée — ou plutôt recrée — « un fleuve nourricier ». Elle crée un fleuve qui nous nourrit du passé afin de pouvoir avancer vers l’avenir ; qui nous nourrit des ancêtres afin que nous puissions laisser cet héritage à nos descendants.
Donner/récupérer les mots
L’écriture — la poésie, qui est la sublimation de l’écriture ; qui est la musique des mots — elle surmonte les silences. Elle donne (ou plutôt récupère) les mots de ceux qui ne sont plus là. Elle donne les mots à ceux dont le sang s’est arrêté. À ceux qui, jusqu’à la, étaient condamnés au silence : « J’incarne les traces d’innombrables bêtes muettes./ Pères, mères, enfants martèlent mes pas ».
La poésie fait que ce qui était arrêté — ce qui ne pouvait que rester arrêté (et muet) — retrouve son chemin, puisse retrouver son chemin : « J’ouvre un passage en vos silences ».
Ce chemin qui nous avons hérité et qui nos enfants, à leur tour, hériteront de nous. Ce chemin qui avance, qui ne peut qu’avancer, mais que nous ne pouvons continuer (au moins, que nous ne pouvons continuer de manière significative) que si nous sauvons d’où nous venons : « suivre mon nord je ne sais pas » ; « je mords l’intérieur de mes joues/ chaque fois que je perds votre trace ».
Si nous sauvons d’où nous venons et donc qui nous sommes : « je dois apprendre par cœur/ de qui je suis ».
Nous sommes (faits par) les autres
Notre vie nous appartient donc, mais pas seulement a nous. Elle appartient aussi aux autres. De ceux qui nous habitent. De ceux qui nous ont donné les racines.
Et c’est pourquoi, pour avancer, pour être — pour être vraiment — qui nous devons écouter la voix de ceux qui nous ont précédés : « mères et pères/ ancêtres pêle-mêle/ au bout de ma langue/ je récolte/ votre parole gommée ».
De ceux qui, lien après lien, souche après souche, nous ont donné la vie : « peuplé de milliers de vies/ je m’échine à retrouver la rumeur/ dont je fus séparé/ à la naissance ».
Car sont les « mères et pères », les grands-pères et les grands-mères, tous ces « ancêtres », ce sont eux qui lui donnent une voix, ils sont ses « aïeux ventriloques » ; ils sont les « voix derrière mon dos ».
Car « la barque emportant vos morts/ dérive aux confins de mes veines ». Car « je creuse mon pit à feu/ dans la béance de votre lignée ». Car « j’accueille en moi » les « mères et pères/ ancêtres pêle-mêle ». Car « ma chair goûte la cendre/ des disparus jamais dispersés/ dans la rivière ».
Trouver un sens
Tout pour trouver un sens à ce monde qui semble n’en avoir aucun. Ce qui est plus grave encore, à ce monde qu’il semble qu’il ne puisse pas n’avoir. Qu’il semble que, comme les photographies du grand-père, il soit destiné à rester arrêtée ; qui soit destiné à ne laisser aucune trace, à disparaître.
Car peut-être « mes racines […]// ne savent pas que/ le monde est sans issue » mais je le sais. Ou plutôt, mais je crains que le monde n’ait pas d’issue ; Je crains qu’il n’aboutisse à rien.
C’est sûrement pour ça que Painchaud écrit. Pour le dire plus précisément, ce pour ça que Painchaud doit écrire. Pour essayer de trouver une « issue » a ce notre monde.
Aucune issue, non pas la sortie. Parce qu’il faut savoir qu’il ne peut y avoir une sortie. Il ne peut y avoir une seule issue. Il ne peut y avoir d’issue pour tout le monde.
Il ne peut y avoir aucune issue qui donne un sens à tout. Il ne peut y avoir de sortie qui éclaire le monde pour tout le monde. Il ne peut y avoir d’issue (miraculeuse) qui nous éclairera pour toujours.
Ce qui (si) peut exister, c’est une issue — en fait, quelques issues, différentes pour chacun de nous — qui nous donne un peu de lumière, qui nous montre le chemin pour un moment.
Une sortie que, peut-être sans le savoir, nous portons déjà à l’intérieur. Une sortie que nous portons à l’intérieur car elle était déjà enracinée en nous à notre naissance :
en attendant le coucher du soleil
j’entends
le craquement
de ceux qui ne fuient jamais
dijous 7 de setembre del mmxxiii
© Xavier Serrahima 2023
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