L’album multicolore, Louise Dupré

L’album multicolore, Louise Dupré, Éditions Héliotrope

L’album multicolore, Louise Dupré

(sur)Vivre sans la mère

Si quelqu’un doute encore du fait que les artistes naissent artistes ou se créent, que l’on peut enseigner à écrire de manière littéraire, que la sensibilité poétique dépend du caractère inné de chaque personne, ou peut être acquise en appliquant des techniques d’écoles d’écriture, il lui suffira d’attendre un événement important dans sa vie pour voir s’il peut le transformer en littérature, en une expérience poétique.

En une expérience artistique-poétique qui est, en premier lieu, individuelle, qui reflète ses sentiments et ses pensées les plus intimes, mais, en second lieu, à la fois générale ou universelle : en partant du moi mais en le dépassant, afin que celui qui le lit, que ce soit dans son pays ou à l’autre bout du monde, puisse s’y identifier. Que chaque lecteur ait l’impression non seulement qu’elle a été écrite pour lui et seulement pour lui mais, s’il en avait eu la possibilité, il aurait pu l’écrire lui-même ; que celui qui l’a écrite a exprimé ses sentiments ; ce qu’il ressentait, ce qu’il aurait voulu dire mais ne savait pas comment.

L’album multicolore, Louise Dupré, Éditions Héliotrope L’album multicolore, de Louise Dupré, édité par Éditions Héliotrope (Editorial Tripode, en catalan, dans une traduction de Montserrat Gallart i Sanfeliu), est l’expression ou la catharsis incontournable que l’auteure québécoise a dû écrire après la mort de sa mère. Un livre né du cri irrépressible d’un besoin intérieur, celui de ressentir, tout d’un coup, un vide immense et profond, que rien ni personne ne pourra jamais combler; le vide effrayant de l’irremplaçable; de ce qui est devenu encore plus irremplaçable que vous ne l’auriez jamais imaginé.

De l’incontournable besoin de comprendre ce qui s’est passé, de comprendre et de se comprendre soi-même. Et, surtout, de se pardonner. De se pardonner de ne pas avoir fait, quand c’était encore possible, ce que la narratrice pense, maintenant, avoir pu faire. Ce qu’elle, à ce moment-là, ne savait pas qu’elle devait faire, mais qu’elle voit maintenant, douloureusement et irrévocablement, non pas qu’elle aurait pu le faire, mais qu’elle aurait dû le faire. Car, comme nous avons malheureusement tendance à ne le découvrir que trop tard, la vie ne nous donne pas de seconde chance, elle nous en donne une, et si nous la manquons, nous ne pouvons pas nous empêcher de nous sentir coupables.

Parce que la mort de ceux que nous aimons change non seulement notre présent et notre avenir, mais aussi —et probablement surtout— notre passé. Ce passé que nous croyions inaltérable, mais qui nous reproche, avec acrimonie, notre inattention ou négligence : « Pourquoi ne lui ai-je pas (assez) dit ce que je ressentais, quand je pouvais encore le faire », « Pourquoi ne lui ai-je pas demandé ce que je voulais savoir, alors, quand je pouvais encore le faire ? ».

Et quand nous pensons que, plutôt que l’inattention ou négligence, c’était de l’irresponsabilité, que quand la personne était vivante, nous n’avons pas hésité à faire passer nos intérêts avant les siens, le sentiment de culpabilité ne nous empêche pas seulement de dormir, il nous étouffe, nous empêche de vivre – et dans certains cas, même de survivre.Louise Dupré

Pour en parler, pour se parler à elle-même —car, qu’elle en soit ou non (suffisamment) consciente, celle à qui la narratrice s’adresse, dans ce livre, ce n’est est pas (tant) à sa mère, mais à elle-même; à cette elle qui, sans sa mère, a changé pour toujours—, elle seulement peut choisir le mot le mot simple, propre et brut, plein de force, qui dit tout comme celui qui ne dit rien; le mot comme une prière, qui vient directement, non contaminé, du cœur: « Je la regarde dans son lit, blanche, aussi blanche que le drap. Elle vient de mourir, ma mère, et je ne le crois pas ” (p. 11); « je parle à ma mère, je lui dis que je l’aime, c’est plus facile pour moi que quand elle était vivante, elle n’a jamais apprécié les grandes effusions. Sauf ces dernières semaines” (p. 12).

Avec cette langue, si sereine, si neutre en apparence, mais sûrement pour cela, si intense, si puissante, si dérangeante, nous accompagnerons Dupé dans son voyage de découverte de sa vie sans sa mère: « est-ce qu’on peut poser des questions directes à quelqu’un qui déjà n’est plus qu’une ombre? » (p. 16) ; « Je demande simplement de la force, la force nécessaire pour faire face à la cassure du temps » (p. 17); de cette nouvelle vie qui fait du passé un doute, une question constante; qui brouille non seulement le présent et l’avenir, mais le temps d’avant.

Qui non seulement nous laisse sans enfance —lorsque vous perdez vos parents, mais plus encore, votre mère, vous perdez le droit de vous sentir enfant—, mais vous défigure. Car, comme dans un kaléidoscope où l’absence, la douleur et la culpabilité se mélangent, chaque jour qui passe transforme de plus en plus l’image de votre enfance, que vous pensiez figée, définitive, immuable: “je m’acharne à rebâtir, à partir de ces petits morceaux de souvenirs, le puzzle de tout un monde aujourd’hui englouti” (page 45) ; “je courais dans ma vie comme dans une cage sans penser qu’un jour la roue s’arrêterait brusquement. La voici maintenant immobile, la roue.” (p. 99); “et je suis forcée de réexaminer le tableau de mon enfance” (p. 211); “la mort de la mère, c’est un arrachement définitif à nos origines” (p. 222).

Un voyage que se caractérise, principalement, par des doutes. Par les doutes qui risquent de devenir obsessions: “Ce récit est peut-être une fraude. Pire, une trahison.” (p. 79); “l’impression de lui mentir sans cesse, la culpabilité et l’inquiétude de tous les moments” (p. 179).

Des doutes et des questions pour toujours sans réponse: “Je me demande combien de temps il faut pour accepter la mort d’une mère. Est-il possible qu’on ne l’accepte jamais tout à fait?” (p. 180). “Qu’est-ce que le deuil ? Qu’est-ce que le deuil d’une mère?” (p. 194); “N’embellit-on pas souvent la relation avec la personne disparue?” (p. 195).

Mais précisément à cause de cela, parce que nous savons qu’ “il n’y aura aucune réponse, aucune consolation” (p. 217), pourquoi ne pas nous donner le temps de nous poser toutes les questions, d’interroger le monde en nous interrogeant?

Et sans aucun doute, l’un des meilleurs moyens d’y parvenir est de nous plonger dans “[c]e récit sur […] ma mère de toutes les époques, ma mère immortelle” (p. 180), dans ce récit “du silence. Le silence de tout ce qui a été perdu, oublié, égaré dans la mémoire des générations. Silence du non-dit aussi.” (p. 256). Parce que, si l’écriture combat l’oubli; lire, n’est-ce pas garantir la mémoire?

divendres, 11 d’abril del mmxx

© Xavier Serrahima 2020
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Author: Xavier Serrahima

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